L’Humanité gagne son procès contre un patron béké
En 2015, Jean et Martin Huygues-Despointes avaient poursuivi notre journal pour diffamation. Le tribunal correctionnel de Paris vient de nous donner raison.
Deux jugements différents pour un même propos. La chambre de la presse du tribunal correctionnel de Paris a finalement donné raison à l’Humanité dans l’affaire qui l’opposait à la famille Huygues-Despointes, figure du patronat guadeloupéen. Cette dernière a renoncé à faire appel. Le feuilleton judiciaire commence en octobre 2015 avec la publication d’un article intitulé « Guadeloupe, quand les patrons se voient maîtres ». Le journaliste Adrien Rouchaleou y décrit la bataille qui oppose la Confédération générale du travail de Guadeloupe (CGTG) à la famille Huyghues-Despointes, classée parmi les 500 Français les plus riches en 2018. À la tête d’une fortune estimée à 150 millions d’euros, cette famille notoire de la communauté béké possède la dernière sucrerie de l’île et un groupe consacré à la grande distribution. L’article, publié le 22 octobre 2015, expose dans nos colonnes un conflit syndical entre la CGTG et l’hypermarché Milenis de la commune des Abymes, au nord de Pointe-à-Pitre, qui appartient à la famille Despointes.
En effet, en 2012, l’enseigne annonce un plan de licenciement de 28 salariés, arguant de difficultés économiques. Le syndicat en doute et se bat pour que l’entreprise transmette ses comptes aux experts-comptables du comité d’entreprise. C’est là qu’il découvre le pot aux roses ! Non seulement Carrefour Milenis ne connaît aucune difficulté financière, mais au contraire, compte tenu du niveau de ses bénéfices, l’enseigne est censée verser à ses salariés une participation pour les deux années précédentes. Face au scandale, la CGTG se mobilise et distribue un tract aux abords du supermarché sur lequel on peut lire que « la famille Despointes a bâti toute sa fortune sur la traite négrière, l’économie de plantation et l’esclavage salariat ». Celle-ci dépose alors une plainte en diffamation contre le syndicat. Le tribunal de Pointe-à-Pitre donne raison à la famille Despointes. Pire, en appel, la sanction infligée à la CGTG est aggravée par la cour d’appel de Basse-Terre. Le syndicat est condamné à débourser au total 53 472 euros en amendes et en frais de justice. De quoi asphyxier financièrement l’organisation syndicale. Car les plaignants ne s’arrêtent pas là et obtiennent le blocage des comptes bancaires, laissant l’organisation sans un sou pour continuer de défendre les salariés. « C’est clair, les Despointes agissent pour le compte de l’ensemble du grand patronat : affaiblir le syndicat pour mieux s’en prendre aux travailleurs, réagit la CGTG. Mais c’est aussi une insulte à la mémoire de tous les Guadeloupéens. »
Car, l’histoire des Huyghues-Despointes est notoire en Guadeloupe. Elle est emblématique de ces familles de békés qui règnent sur l’économie de l’île depuis toujours, grassement payées par l’État pour libérer leurs esclaves en 1848 et qui ont su rebondir à chaque crise ou mutation de la société antillaise. En 2009, le patriarche Alain Huygues-Despointes, dans un documentaire diffusé par Canal Plus, assume ouvertement l’histoire de sa famille, regrettant que les historiens ne s’intéressent pas « aux bons côtés de l’esclavage ». Pire, il explique « vouloir préserver (sa) race ». « Quand je vois des familles métissées avec des Blancs et des Noirs, les enfants naissent de couleurs différentes, il n’y a pas d’harmonie ! » lance-t-il. Condamné en première instance et en appel pour apologie de crime contre l’humanité, Alain Huyghues-Despointes sera blanchi par la cour de cassation au motif que la loi du 21 mai 2001 qui tend à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité n’aurait pas une portée normative caractérisant à elle seule ce délit.
« L’article est dans la ligne éditoriale de l’organe de presse »
Jean et Martin Huygues-Despointes n’ont en tout cas pas hésité à porter plainte en diffamation contre la CGTG et l’Humanité pour ces propos : « La famille Despointes a bâti sa fortune sur la traite négrière, l’économie de plantation et l’esclavage salarial. »
Mais, si la cour d’appel de Basse-Terre lui a donné raison, c’est un tout autre jugement que vient de rendre la chambre de la presse du tribunal de grande instance de Paris. Dans ses attendus, elle considère que, « à partir d’un jeu de mots sur le terme de “maître”, l’article développe l’idée d’un parallèle entre l’esclavage et le salariat, entrant dans un débat sociologique, voire ethnologique et idéologique, au terme duquel il est considéré que la domination des maîtres à la base de l’esclavage se poursuivrait par la domination capitaliste, “l’esclavage du salariat” ». Concernant la « mainmise sur l’économie du pays », là encore la juridiction parisienne donne raison à notre journal : « L’auteur de l’article se borne à exprimer son opinion critique sur un modèle économique, dans la ligne éditoriale de l’organe de presse, et n’impute aucun fait précis ou de nature à porter atteinte à leur honneur ou considération comme constitutif d’une infraction ou d’un acte contraire à la morale commune. »
Informé de cette heureuse issue judiciaire, mais totalement contraire à celle infligée à la CGTG, et à l’appréciation qu’avaient faite les juridictions guadeloupéennes du propos mis en cause, Elie Domota, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG), s’interroge. « Je me demande si un tribunal, en Guadeloupe, aurait pris une telle décision », nous confie-t-il. « Depuis toujours, il y a une connivence manifeste entre le patronat singulièrement blanc péyi é béké et la justice coloniale. Très souvent, ces gens-là sont mis en cause, et les tribunaux trouvent un moyen de les disculper. Un système où des descendants d’esclavagistes peuvent ériger une stèle à la gloire des premiers colons sanguinaires sans être condamnés », dénonce le syndicaliste.