LA CLASSE MOYENNE HAÏTIENNE PLONGÉE DANS UN SILENCE SUICIDAIRE
Cliford Jasmin
Il convient, avant de développer ma pensée, d'expliciter, dans la mesure du possible, ce que j'entends par "classe moyenne haïtienne". Partant des définitions classiques, la classe moyenne correspondrait à la couche de la population qui, par son niveau de vie, est située entre les classes possédantes et celles des plus pauvres. Autrement dit, cette tranche de la population qui n'est ni riche, ni pauvre. Dans une classification marxienne, on dirait que c’est celle qui n'appartient ni à la bourgeoisie, ni au prolétariat.
Je me permets ici de spécifier quelques faits sociaux locaux, dans l'unique but d'éclairer le lecteur sur ce que je range, dans le cas précis d'Haïti, derrière ce vocable tellement hétéroclite.
J'y englobe les familles qui disposent d'un revenu leur permettant de vivre dans un logement plus ou moins décent, de s'acheter une voiture plus ou moins en bon état, d'ouvrir un compte en banque, de payer une école privée qui tient plus ou moins la route à leurs enfants, celles qui peuvent aussi prétendre à un visa américain, parvenir à se payer un voyage de temps à autre, notamment en Amérique du Nord et qui sont en mesure d'offrir la sécurité de la nationalité à leurs progénitures en accouchant en terre étrangère, notamment aux USA ou au Canada ; participant ainsi à leur propre désagrégation. Phénomène que je tenterai d’expliciter plus loin dans le texte.
Il s'agit, certes, d'un ensemble hétérogène allant du cadre-moyen de nos institutions bancaires, en passant par le ou la professeur(e) d’université, jusqu'au petit commerçant relativement aisé que Karl Marx qualifierait de petit bourgeois, possédant un certain capital mais insuffisant pour mettre sa famille totalement à l'abri.
Cette tranche de la population, à laquelle l'on pourrait, dans une certaine mesure, greffer nos compatriotes de la diaspora, doit avoisiner les 3 millions d’individus, si l’on considère, par exemple, les statistiques de l’Unicef, soit 20% d’Haïtiens sur une population d’environ 12 millions qui échappent à la pauvreté et possède 63% de l’économie du pays (www.unicef.org).
Une classe moyenne dont les membres gardent le silence et ne se positionnent pas sur le sort du pays.
Ils ne font pas de vague, et quand ils l'ouvrent, c'est dans leurs salons pour discourir sur la situation, entre amis autour d'un verre.
Lorsque, dans un élan patriotique, ils osent s'exprimer dans l'espace public, c'est sur des plateformes réservées aux gens de leurs rangs, pour un impact qui laisse perplexe.
Bien évidemment, ils ne votent pas non plus, sans doute qu'ils ne croient plus en la vertu des urnes pour toute sorte de bonnes raisons : élections truquées, ingérence internationale, médiocrité de l'offre politique, candidats qui ne valent pas le déplacement.
Ils ont des motifs tout aussi solides pour ne pas gagner le béton – ce n’est pas leurs « trucs », d'ailleurs, en gens de bien qu'ils sont, qu'iraient-ils chercher dans ces rues insalubres et puantes. Ils n'y circulent plus qu'à bord de leurs véhicules et pour sceller leur rejet de l’espace public, ils ne s'y sentent plus du tout en sécurité.
Décidément la rue n'est pas pour eux. S'y retrouver est devenu tellement dégradant et ça se comprend, ça grouille de "pèp", de motards improvisés qui l’occupent dangereusement, les mendiants y pullulent et les mauvaises odeurs indisposent.
"Sa yo pèdi kote konsa" ?
Ils ont développé une sorte d'aversion pour leur environnement, ils en sont carrément allergiques et les facteurs déclencheurs, comme on l'a vu, sont multiples. Alors, quand ils s'y trouvent, c'est contraints et forcés par les impératifs de la vie, et de préférence, dans l'espace rassurant de leurs voitures qui semble marquer la frontière entre l'extérieur et eux, un peu comme pour échapper à cet entourage repoussant, comme s'ils voulaient se convaincre qu'ils n'en font pas partie et en convaincre les autres par la même occasion.
Ils vont, en ayant recours à des artifices, tisser autour d'eux une toile d'illusions et de parades:
ils vivent entourés de crasse, mais s'enferment chez eux, dans leur voiture, dans leur bureaux climatisés comme dans une bulle ;
le rationnement d'électricité est leur quotidien, mais leurs "inverters" et groupes électrogènes les sauvent de l'obscurité moyenâgeuse ;
pas d'eau courante mais un réservoir ; ils compensent comme ils peuvent ;
Ils n'ont pratiquement plus de vie sociale, mais ils ont un écran plat et le câble ;
leurs enfants n'ont pas d'espaces de loisirs, pratiquement plus de lieux de socialisation en dehors de la cour de récréation mais ils ont une tablette et/ou un Smartphone ;
ils ont droit à des routes outrageusement chaotiques et boueuses mais ils roulent en 4x4, vitres fumées et se construisent une tour d'ivoire dans un océan de misère quand ils le peuvent. Ils sont passés maîtres dans l'art du camouflage ;
le système éducatif est défaillant mais ils se saignent pour envoyer leurs enfants dans une de ces quelques « écoles potables » du pays ou carrément à l'étranger ;
l'insécurité flirtant avec l'instabilité politique, les guette, mais ils font monter des murailles dignes d’un château fort autour de leurs demeures et s’abritent derrière leurs visas qui constituent leurs exutoires, leurs portes de sortie, leurs bouées de sauvetage au cas où ça chauffe, et pour lesquels ils sont prêts à vendre leur âme.
A force de palliatifs et de cosmétiques, ils ont fini par soulager leurs douleurs et masquer tant bien que mal leurs peines, mais en réalité, la plaie est béante et les cicatrices ostentatoires.
Ils vivent dans l'illusion grotesque qu'ils sont épargnés des tares de la société, qu'ils sont, somme toute, des privilégiés, mais ils oublient que si privilégiés ils sont, ils ne le sont pas au paradis.
Mais, Dieu merci, ils mangent encore à leur faim, peuvent encore porter des vêtements neufs, posséder une voiture, une télé, parfois même leur propre maison, voyager. Ils se complaisent dans cette situation de prisonniers assignés à résidence.
Après tout pourquoi se plaindraient-ils? De quoi se plaindraient-ils?
Ils préfèrent s'accommoder, se couvrir d’illusions, celle d'un « ailleurs-ici » bricolé de toute pièce, celle d'un "ailleurs-là-bas" auquel ils s'accrochent et enfin celle du « j’attends mon tour » qui les poussent à accepter l’inacceptable.
L’ « ailleur-ici »
Dans le cas de l’ « ailleurs-ici », le tour de passe-passe est souvent grossier et de mauvais goût, fait d’ambivalences.
Ils cherchent par tous les moyens à créer un ailleurs, dans ce climat hostile et malsain : ils possèdent une voiture mais pas de route, ils ont des toilettes modernes mais, prennent des douches d’un temps révolu, habitent une belle maison mais sans accès, et pour couronner le tout, il vaudrait mieux qu'ils aient une santé d'enfer, le système de soin est si désuet.
L’ « ailleurs-là-bas »
Quant à l’« ailleurs là-bas », il a souvent son prix, au sens propre comme au sens figuré. Il leur coûte cher sur tous les plans : il affecte et fragilise la famille tant financièrement qu'affectivement.
Cela va de l'endettement pour pouvoir s'envoler vers d'autres cieux, jusqu'à la dislocation programmée de la cellule familiale; tout ça pour un statut souvent précaire avec son lot d'humiliations. Ils en arrivent, malgré tout, à ne plus interroger les dégâts, pourtant lourds de conséquences, de ce rêve d'ailleurs.
Bien au contraire, ils s'y sont faits et le vivent comme une solution; alors, qu'en fait, à bien y réfléchir, il est tout au plus une solution illusoire dès lors qu’on en mesure la contrepartie.
Le « J’attends mon tour »
Ils se cachent derrière des faux-semblants les uns plus nocifs que les autres et le pire de tous, c'est bien le « j'attends-mon-tour » qui les anesthésie et les corrompt jusqu’à la bêtise.
Cette dernière « posture » est devenue leur loterie nationale.
En résumé, ils misent sur leur propre ascension ou celle d'un proche dans les lieux du pouvoir pour les sauver des eaux. Quand l'opportunité se présentera, si jamais elle se présente, ils s'empresseront d'en tirer toute sorte d'avantages personnels au détriment de l'intérêt collectif, au détriment d'un développement global.
Alors, comme des frustré(e)s de la vie, ils s'en donneront à cœur joie, se livrant à toute sorte de délires matériels : voitures luxueuses, maisons somptueuses, habits de marque, assurance internationale, et j'en passe, tout ceci dans un environnement complètement inapproprié, voire aux antipodes, où les infrastructures de base manqueront toujours aussi cruellement : toujours pas de route, toujours pas de centre de santé digne de ce nom, toujours pénurie d'écoles et d'universités de qualité…
Le navire coule, mais aucune réaction de leur part, même pas de survie, parce que pris aux pièges de « l'ailleurs-ici », de « l'ailleurs-là-bas » et du « j’attends-mon-tour » qui les bernent.
Le séisme du 12 janvier 2010 les a surpris dans leur léthargie sociale, leur rappelant qu’on est tous dans le même bateau, que l'on soit dans la soute à charbon ou en première classe, nous pâtirons tous de son naufrage, mais la mémoire leur fait défaut, ils campent sur leurs illusions et continuent d’adopter les mêmes comportements irrationnels dans l'urbanisme, les équipements et la prévention.
« Bondye bon gen bon do » !
Les 6, 7 juillet derniers ne sont pas une machination, ils ont bel et bien eu lieu. Cependant, les analyses et interprétations vont bon train, tendant à n'y voir que la partie émergée de l'iceberg, à savoir un mouvement de contestation fabriqué de A à Z par certains acteurs influents de la place.
Alors, à quoi bon en tirer une quelconque leçon!
Malgré l'aggravation de la situation économique et le creusement de la cassure sociale qui en découlent, les mêmes continuent leurs tractations habituelles pour bien négocier leurs parts du gâteau. Les mêmes cherchent à placer leurs poulains à des postes stratégiques et "bancables".
Entre les parlementaires, le secteur privé des affaires et la présidence, les négociations se déroulent à couteaux tirés. L'objectif ultime étant de tirer le drap vers soi, ils finiront, comme à l'accoutumée, par le mettre en lambeaux, en en emportant chacun un morceau au détriment de la cohésion nationale, laissant l'immense majorité sans couverture, totalement exposée.
La classe moyenne en prendra aussi pour son grade, son pouvoir d'achat en sortira considérablement affecté. Sa paupérisation est bien réelle.
Elle ne dit pourtant mot, elle ne proteste pas, ne conteste pas, elle qui a fait des études, voyage suffisamment pour avoir des éléments de comparaison pouvant affiner son jugement, elle qui devrait être aux premières loges des dénonciateurs de ces malversations et de la mauvaise gouvernance qui hypothèquent sa vie, l'avenir de ses enfants, elle qui devrait être dans les rues pour réclamer de meilleures conditions de vie, elle reste, contre toute attente, coite, indifférente.
Sans doute sous l'effet euphorisant de ses fantasmes, elle ne réalise pas qu'elle est en train d'assister, sans broncher, à sa propre perte.
Au lieu de chercher à peser dans la balance économico-politique, et d'assumer son statut de trait d'union qui veille à l'équilibre social, au lieu de cela, elle laisse la voie libre aux forces conservatrices qui se réjouissent de sa passivité et aux ONGs / organisations internationales qui décident à sa place des tâches et des politiques sociales, qu'il lui revenait d’assumer, dans un dialogue avec le secteur privé.
Sa passivité complice finit par la faire passer aux yeux de ceux qui n'ont rien, les laissés pour compte de la nation, pour une classe vendue aux élites économiques et politiques du pays ainsi qu’à l’international.
Elle laisse se développer une société foncièrement injuste où la paix sociale n'est pas concevable, une société au bord de l'explosion; car ce n'est qu'une question de temps pour que les plus démunis, se sentant acculés dans leur extrême précarité, ne constatant aucun changement dans le comportement irresponsable et égocentrique des élites et face au silence consentant et cynique de la classe intermédiaire, sortent de leurs gonds et cassent la baraque dans une violence inouïe, aussi extrême que leur misère.
Tout le monde y perdra et très certainement, la classe moyenne sera touchée de plein fouet, n'étant pas, à l’inverse de la classe possédante, assez riche pour se reconstruire dans l'urgence de l'instant, une bonne vie ailleurs. Elle n’aura d’autres choix que de subir la démolition physique et sociale sur place ou prendre, si elle en a le temps, la poudre d'escampette pour aller trimer à l’étranger.
On n'est pas là dans un film de science-fiction mais bien dans une prévision analytique et rationnelle, néanmoins évitable,
à condition que la classe moyenne se décide à se défaire, enfin, de ses chimères, à se rendre à l’évidence que le « Chak koukouj klere pou je l » ne fonctionne pas et qu’il devient urgent de sortir de sa torpeur pour se faire entendre sur des sujets cruciaux tels que la dilapidation des deniers publics, le clientélisme systématique dans la fonction publique ;
à condition qu'elle s'insurge contre les faits aggravés de corruption qui gangrènent la société haïtienne, contre l'impunité et l'absence de justice, contre les passe-droits de toute sorte qui appauvrissent davantage les recettes de l'Etat et nous privent, au profit d'intérêts particuliers, d'écoles, d'universités, d'hôpitaux de qualité, de routes, d'électricité ;
à condition qu'elle assume sa fonction régulatrice, son rôle de médiation entre les élites et les plus démunis afin de remettre en marche l'ascenseur social;
alors seulement, il lui sera permis d'envisager, avec réalisme, des lendemains meilleurs dans son pays, des lendemains où il sera possible de se faire soigner ici, où il sera possible de garantir à ses progénitures de bonnes études ici, un avenir ici, en rompant ce cercle infernal d'un ailleurs à tout prix et en stoppant cette fuite en avant qui les conduit à être des éternel(le)s condamné(e)s à l'exil.
Cliford Jasmin