LE TAMOUL ET LA LANGUE CRÉOLE RÉUNIONNAISE
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D’où vient le mot "rougay" ? Quelles sont les traces des langues venues de l’Inde avec nos ancêtres malbars dans notre langue maternelle, le créole ? Cet article donne un aperçu de ces influences indiennes sur notre langue
L’influence de la langue tamoule sur le créole réunionnais est attestée et apparaît aujourd’hui, avec les récentes recherches, beaucoup plus profonde que ce que l’on pourrait croire. En effet, bien que notre langue maternelle soit majoritairement teintée de français (lexique à plus de 80% d’origine française) et de malgache (une petite partie du vocabulaire), elle est également suffisamment marquée par la présence du tamoul pour que nous prenions la peine d’en déceler les traces, non seulement sur le plan lexical (62 termes sont passés dans notre langue), et l’ouvrage de Firmin Lacpatia constitue une précieuse référence sur ce point, mais aussi sur le plan morphologico-syntaxique, en d’autres termes tout ce qui concerne l’ordre et la place des mots, la structure et la construction même des expressions, des groupes nominaux, de la phrase créole.
Et sur ce deuxième aspect, les ressemblances semblent moins évidentes de prime abord, étant donné l’écran fait par l’automatique assimilation à la langue française de tout phénomène linguistique dans notre langue. Pourtant, la modification structurelle a fait disparaître les prépositions, mots-outils à fonction grammaticale (et nous l’avons également en malgache ou en swahili, autres langues d’origine du créole). Cela donne : « kari volay », « rougay tomat », « park koson ».
Antoine Soucé Pitchaya explique que ce phénomène est une création linguistique authentique, issu de la structure agglutinative du tamoul et non d’un processus de traduction du tamoul comme l’on pourrait le croire à première vue, et encore moins d’un calque (car si c’eût été un calque, nous aurions eu plus vraisemblablement : « tomat rougay » !). On dit d’une langue qu’elle est agglutinante lorsque plusieurs mots s’adjoignent les uns aux autres, sans qu’il y ait besoin de prépositions, pour former un nouveau mot, une expression, un groupe nominal ou verbal. Par exemple, en tamoul, la formation des temps suit cette logique, et l’on a donc pour « je vais au temple » : koyilukku poren. Le suffixe -kku / -ukku, qui représente le datif, signifie dans ce cas le déplacement vers cet objet, mais disons que cette terminaison a plutôt une valeur de but, car elle peut recouvrir un champ sémantique très vaste (pour dire « j’ai faim », on dira énekku pasikkudu soit, mot à mot : « à moi la faim est »).
Si l’on ne s’en tient qu’au lexique, par ailleurs, car c’est bien là le fait le plus remarquable, on retrouve bien évidemment une quantité de mots d’origine tamoule surtout dans le domaine religieux et dans quelques coutumes domestiques propres aux milieux malbars (comme les bijoux, les mets et plats typiquement tamouls tels que le larson ou le kanji). Ces mots ont été directement importés à la langue créole, dans la plupart des cas avec une légère modification de prononciation liée aux particularités phonologiques du créole réunionnais. Ce phénomène se produit quasiment toujours lors du contact entre deux langues. Au sujet de l’importation des termes religieux, Sully Santa-Govindin, un des grands défenseurs de la malbarité, concept plus à même à rendre compte de la réalité culturelle indo-réunionnaise que la simple « indianité » « A ce jour, l’usage de la langue tamoule reste confiné au sacré et elle perdure ainsi grâce aux rituels ». Il poursuit à propos du tamoul en général : « En dépit de son érosion, de timides initiatives privées et associatives se manifestent de temps à autres. Son usage même au sein du religieux périclite au bénéfice du sanskrit, et sans une impulsion de la part des responsables associatifs, elle restera la langue maternelle encore pour une ou deux générations de quelques jeunes issues de familles pondichériennes uniquement. »
Il n’empêche que beaucoup de mots indiens, qu’ils soient tamouls ou, plus encore, indo-portugais (74 mots recensés en créole viennent de l’indo-portugais), sont entrés tout naturellement dans la langue créole, véritable éponge et par-dessus tout vecteur premier de communication entre les habitants de l’île. Il est difficile de concevoir le contraire vu le poids humain et donc culturel des Indiens dans la société réunionnaise encore en mutation au moment de leur arrivée massive, entre le 18e et le 19e siècle. Le visage humain et culturel de l’île, les habitudes alimentaires allaient considérablement changer, l’apport indien fut synonyme d’un radical changement de société à La Réunion. Qui a apporté notre riz quotidien réunionnais, notre rougay, notre kari ?... Ainsi, pour ne citer que ces deux termes, « kari » et « rougay » sont des mots tamouls directement importés dans la langue créole (kari, urugay), prononcés à la manière locale (soit avec les sons propres au français et au créole), et malheureusement, trop de Réunionnais ignorent l’origine de ces deux préparations essentielles, typiques, de la cuisine de notre pays. Il faut corriger les étymologies de ces termes plus que courants… Il est trop commun de croire que « carri » (ou carry, tout dépend du choix que l’on fait pour la graphie du créole) vient du mot curry ?... il ne saurait en être ainsi, puisque le mot anglais curry lui-même vient du mot tamoul kari ! Dans notre pays, le terme a été directement amené du Tamil Nadu, terre de nos ancêtres, pendant la période de l’engagisme, et en créole il garderait toute sa beauté dravidienne s’il ne se voyait pas affublée du double « R », issu d’une assimilation systématique aux langues européennes. Il faut enseigner l’histoire des mots en passant par celle de la culture réunionnaise.
Quelques mots créoles d’origine tamoule ou indienne, parmi les plus courants :
Termes culinaires et de la nature :
Kari : mot tamoul kari
Rougay : mot tamoul ûrugaï
Larson : sorte de bouillon épicé d’origine indienne. Du tamoul râsam.
ou moulouktani / moultani : préparation culinaire (sorte de soupe), originaire de l’Inde du sud. Du tamoul mulligatôni
Pipangay : plante grimpante ou rampante au fruit commestible (lorsqu’il est jeune) utilisé comme légume. Du tamoul pîrkkañgâï
Mouroung : arbuste dont les fruits de forme allongée sont comestibles. Du tamoul murungeï.
Marliépou : l’œillet ou la rose d’Inde, utilisé pour les offrandes dans les milieux populaires. Du tamoul mâlèï (guirlande) et pû (fleur)
Zanblon / Jamblon : Du tamoul djambu
Patol : légume
Appellations des membres de la famille :
Aka : sœur aînée. Mot tamoul akkâ
Anin : frère aîné. Mot tamoul annan
Aya : « Monsieur », pour s’adresser respectueusement à un homme. Mot tamoul aïya
Tangati : petite sœur. Mot tamoul tangètchi
Tanbi, tambi : petit frère. Mot tamoul tambi
Baba : bébé, nourisson. Mot tamoul pâppâ
Objets de la vie courante, vêtements, bijoux :
Kabay [ind.] : chemise, tricot ou t-shirt (aujourd’hui)
Kadok : osselet / jeu avec ces osselets, des graines ou des cailloux. Du tamoul kattudal
Langouti [hindi] : vêtement d’origine indienne composé d’une étoffe attachée à la taille.
Tangol : sorte de tube servant à raviver la flamme du foyer.
Poutou / potou : marque traditionnelle placée entre les sourcils, signe religieux ou simple élément d’esthétique suivant le cas. Mot tamoul poTTou
Goni / gouni [hind] : sac en toile de jute. Du tamoul gôni
Koungon : poudre rouge, à l’origine à base de safran mêlé d’alun et de jus de chaux, utilisée pour se marquer le front. Du tamoul kunkumam
Moukouti : bijou de narine. Mot tamoul, de muku : le nez.
Kalké / kalkin : boucle d’oreille traditionnelle portée par certains hommes malbars. Du tamoul kadukkan
Onpou / onepou : bijou d’oreille
Tali : alliance d’or fixée au cou de l’épouse anneau. Contrairement à l’alliance chrétienne, il est porté autour du cou, enfilé sur un cordon ou une chaîne. Du tamoul thâli.
Mouramalé : collier de femme mariée fait de pièces d’or
Lexique religieux :
Arloir / larlwar (ou Soulkati) : grand sabre sacrificiel utilisé au cours des cérémonies. Du tamoul aruval
Kalmadi / karmadi : cérémonie mortuaire. Mot tamoul
Karlon : structure conique décorée de fleurs portée sur la tête lors des processions. Du tamoul karagam
Koylou ou kovil : temple, chapelle. Du tamoul kôyil
Marlé : collier de fleurs. Du tamoul mâleï
Mani : clochette de bronze utilisée au cours de la pûjâ. Mot tamoul.
Oulpati : encens
Sanblani : cérémonie pour les défunts
Simbou, sembou ou koudon (du tamoul kudam) : récipient métallique utilisé à La Réunion surtout dans un contexte religieux, en particulier pour la confection du koumbam, koumbon.
Tel : char de cérémonie (« saryo » en créole) sur lequel sont transportées les statues divines lors de processions. Du tamoul thêr
Vesti : vêtement masculin recouvrant les jambes et utilisé à La Réunion dans le contexte religieux uniquement.