Entretien avec Reena Rungoo
«TROP DE FOIS, L’ANCESTRALITE SERT D’EXCUSE AU COMMUNALISME, AU FANATISME»
Entrevue réalisée par Umar Timol http://ionnews.mu/
Rencontre avec Reena Rungoo, une Mauricienne doctorante en lettres à la prestigieuse université de Yale. Elle nous parle de son parcours, de la vie aux États-Unis, de son amour pour la littérature ou encore du racisme à Maurice.
Pourriez-vous, Reena Rungoo, nous raconter ce cheminement, somme toute extraordinaire, qui vous a menée d’un village du sud de Maurice à la prestigieuse université de Yale et à l’École normale supérieure ?
Je suis née à Souillac. Étant la première personne de la famille à aller à l’université, loin de connaître les noms des grandes écoles, je ne savais même pas ce que c’était que des études supérieures ou que c’était possible d’être docteur en lettres ! Mais j’adorais les livres. Je lisais surtout les livres à succès tels que Goosebumps et ceux de Christopher Pike. Ce n’est que plus tard, au collège, au Couvent de Lorette de Curepipe, que j’ai découvert ce qu’on appelle la « grande » littérature. Mais c’est ce goût initial pour la lecture qui m’a menée à la littérature : comme quoi, tous les chemins mènent à Rome.
À 17 ans, j’ai découvert l’amour, mais il partait pour le Canada deux ans après. Je voulais à tout prix le rejoindre. J’ai ainsi appris à utiliser l’ordinateur et l’Internet, et après un an de démarches, j’ai déniché une bourse dans une petite université canadienne, Trent University, pour une licence.
On peut dire que ma vocation professionnelle s’est faite quelque peu par accident. Une prof formidable à Trent m’a ensuite vivement encouragée à faire des études supérieures en littérature, ce qui m’a menée à une maîtrise à Queen’s University, toujours au Canada. Malgré les bourses, ce n’était pas toujours facile financièrement. J’ai fait toutes sortes de petits boulots à côté pour me dépanner financièrement : donner des cours de français, du télémarketing, et du paysagisme (euphémisme pour dire nettoyer les poubelles et tondre le gazon !).
Il y a trois ans, je me suis décidée pour un doctorat aux États-Unis. J’ai finalement opté pour Yale, et en ce moment j’y suis doctorante en 5e année dans le département d’études françaises. Je viens de rentrer aux États-Unis de Paris, où j’ai passé un an à faire des recherches à l’École normale supérieure.
Que pouvez-vous nous dire à propos de Yale, réputée pour être l’une des meilleures au monde ? Etes-vous parvenue à vous y intégrer facilement ? Et qu’en est-il des États-Unis ? On a des images très contradictoires de la société américaine. D’une part, le racisme, le culte des armes à feu, de nombreuses inégalités. D’autre part, the « American dream », un pays qui se démarque de tous les autres, qui séduit et fascine.
C’est un environnement très compétitif. Avant d’arriver à Yale, j’étais la meilleure ou l’une des meilleures dans mes cours et mon domaine, et ce n’était pas très difficile de réussir. À Yale, je suis parmi les meilleurs, donc il faut que je me pousse à chaque instant à aller plus loin. D’une part, cela peut être émotionnellement épuisant. D’autre part, on repousse ses propres limites, ce que j’ai toujours adoré faire. On est entouré d’intellectuels brillants, les jeunes comme les moins jeunes. En tant que doctorante, je dois enseigner le français pendant deux ans aux étudiants de premier cycle, et je peux dire que même ces jeunes de 18 ans sont très impressionnants !
En même temps, en tant que femme, dont l’identité raciale et la classe diffèrent de celles de la plupart des Yalies, c’est sûr que je me pose des questions sur l’inégalité et ma place dans la communauté de Yale, et dans la société états-unienne.
Il y a eu récemment de grands débats à travers le pays sur les questions raciales, à Yale et dans d’autres universités. On demande, entre autres, qu’on embauche plus de personnes de couleur dans l’enseignement et dans l’administration, et qu’on crée un espace sécuritaire, non raciste au sein de l’université pour des gens, des étudiants de couleur, que des cours sur la race et l’immigration, par exemple, soient obligatoires pour tous les étudiants afin qu’on les sensibilise à ces questions. C’est le symptôme d’un problème plus large qui affecte non seulement des espaces universitaires, mais la société en général.
Beaucoup d’hommes noirs se font abattre par la police aux États-Unis, ce qui a déclenché le mouvement Black Lives Matter, dont le but est de protester contre le racisme systémique non seulement au sein de la police, mais de la société en général.
Ce genre d’inégalité est parfois plus subtil. Prenons comme exemple la question du terrorisme. Si un attentat est perpétré par une personne non blanche et musulmane, les médias n’hésitent pas à l’étiqueter de terroriste. Par contre, si le coupable se trouve être une personne blanche, on parle de « problèmes de santé mentale », ce qui est tout à fait hypocrite.
Même si ce n’est pas l’idylle de vivre aux États-Unis, je m’y plais (oui, malgré la montée en popularité de Donald Trump !). Parce qu’aux États-Unis, j’ai pris conscience des problématiques de la race, du « gender », etc. Ici, j’ai l’espace pour parler de ces choses. Oui, il y a du racisme, du sexisme, comme il y en a partout, comme il y en a à l’île Maurice, mais au moins ici, j’ai l’espace pour en parler. Il y a des gens formidables qui en parlent, et qui protestent, qui font de leur mieux pour changer les choses.
Vous résidez à l’étranger depuis plus de 11 ans. Quel est votre regard, avec le recul, sur la société mauricienne ? Que répondez-vous à ceux qui disent que Maurice est un enfer déguisé en paradis ?
Avec le recul, j’ai un regard quelque peu différent. Il y a 11 ans, c’était véritablement pour moi un enfer déguisé en paradis. La hiérarchie socio-économique est très étroitement liée à la hiérarchie ethnique et linguistique. On vous juge constamment selon votre ethnie, votre couleur de peau, votre langue et votre accent. La discrimination est donc étroitement liée, entre autres, au colorisme, principe selon lequel plus vous avez la peau claire, plus vous êtes valorisé, et surtout à la diglossie : on favorise le français et l’anglais au profit du créole dont on a honte. Je pense que j’étais consciente de ce fait dès le plus jeune âge, mais cette conscience s’est aiguisée quand je suis allée au collège où certains profs étaient carrément racistes et où il nous était interdit de parler en créole. C’est une situation tellement absurde quand j’y pense maintenant – d’interdire au Mauricien de parler sa propre langue et de susciter chez lui un sentiment de honte vis-à-vis de cette langue. On intériorise ce néocolonialisme dès le plus jeune âge !
C’est aussi une société très sexiste ; je me sentais étouffée en tant que femme. Il n’y a pas assez de femmes au gouvernement et dans l’administration, et pas assez de ressources pour les femmes défavorisées. Par exemple, on peut crier haut et fort non à la violence conjugale, mais est-ce qu’on donne assez de ressources aux femmes et à leurs enfants qui veulent s’en sortir ? Et là, je ne parle que de problèmes flagrants, pas de la mentalité sexiste et dénigrante vis-à-vis de la femme en général.
Avec du recul maintenant, mon jugement est plus nuancé. Je vois toujours le communalisme et le sexisme, mais je vois aussi la résilience et le pragmatisme des Mauriciens qui survivent malgré la grande déception que sont les gouvernements successifs. Je vois un pays où il est possible d’être Indien et Mauricien ou Chinois et Mauricien en même temps, un pays où les gens vivent constamment entre plusieurs langues, cultures et pays, sans trop de conflits. C’est quand même remarquable.
Comment votre identité a-t-elle évolué au fil des années. Comment vous définiriez-vous ? Mauricienne ? Américaine ? Citoyenne du monde ?
Les questions d’identité ont toujours été un peu difficiles pour moi. Définitivement mauricienne ! Citoyenne du monde, je voudrais bien l’être… Je suis africaine aussi de par notre affiliation géographique et politique. Et Indienne de par mes ancêtres coolies. On m’a déjà demandé si je me sens 100% mauricienne, comme si l’identité était une équation mathématique ! Je n’aime pas ces raisonnements. Je peux appartenir à la diaspora indienne, adhérer à la culture hindoue sans être religieuse, aimer la littérature française, admirer les intellectuels américains, et être totalement mauricienne et africaine. Je n’ai pas à partager mon identité ou à me restreindre à une identité monolithique. L’identité n’est pas stable non plus, elle évolue et s’enrichit au contact d’autres personnes, cultures, et pensées.
Si mon identité a évolué, c’est pour finalement accepter ce que je suis, sans honte aucune. Les humains, et surtout ceux à l’île Maurice, ont tous une histoire particulière. Pour moi, c’est important de me rappeler cette histoire, cette culture. De redonner aussi la valeur et le respect qui sont dus à cette histoire, dans mon cas aux coolies, à mes ancêtres qui étaient des gens résistants et courageux et qui ont survécu à l’engagisme, au colonialisme. Tout comme les esclaves, ils ont bâti cette île de leurs mains et de leurs sueurs plus que les Mahé de Labourdonnais et les Pierre Poivre qui, eux, sont pourtant inscrits dans l’histoire, et honorés. Tandis que d’affirmer qu’on est descendant de coolies ou d’esclave à l’île Maurice est une tare.
Le préfixe « Indo » à mon identité ne me gêne pas, ne fait pas de moi moins Mauricienne qu’un autre, mais au contraire, m’inscrit dans l’Histoire de l’île. Ce n’est pas de la naïveté, je me rends bien compte que trop de fois, l’ancestralité sert d’excuse à la fermeture à l’autre, au communalisme et au fanatisme. Mais je dirai ceci : qu’elle ne sert que d’excuse à ce genre de comportement.
Quel est votre regard sur l’évolution de la langue créole à Maurice ?
La codification de la langue écrite et l’enseignement de la langue dans les écoles sont un grand pas en avant, mais il reste du travail à faire, surtout en ce qui concerne la mentalité mauricienne vis-à-vis du créole. Le créole mauricien est formidable, et je ne connais pas une autre langue qui soit aussi dynamique et riche. Malheureusement, il y a une situation de diglossie qui remonte au colonialisme et qui fait qu’on a honte du créole, auquel on préfère le français. Et on préfère parler créole avec un accent français. Si on entend le créole avec un accent créole ou indien, on s’en moque. Il y a toute une hiérarchie au niveau de la langue et des accents !
Je ne dis pas que nous devons oublier le français ou l’anglais au profit du créole. Pas du tout. On ne vit pas isolé, et plus on connaît de langues, mieux c’est au niveau pragmatique aussi bien que culturel. Après tout, je vous réponds en français. Et je travaille en anglais puisque je vis dans un pays anglophone. Mais je trouve vraiment triste d’avoir honte de parler notre propre langue. Tout ce qui est administratif ou dans le domaine du customer service se fait en français. Or, certains Mauriciens ne se sentent pas à l’aise de parler en créole dans leur propre pays ! C’est une mentalité qui exclut certains Mauriciens en suscitant un sentiment de honte. Et, bien sûr, cela crée une hiérarchie sociale aussi bien qu’économique au sein de la population.
Parlez-nous de votre passion pour les livres et la littérature. Quels sont les livres qui ont changé votre vie ?
Ah les livres ! Je leur dois mon épanouissement personnel et culturel, ma connaissance des mondes autres que le mien, et ma prise de conscience sociale et politique ! Un livre, c’est une fenêtre sur le monde, le mien ou celui d’une autre personne ou d’un autre peuple. Et non seulement les livres d’histoire ou les romans littéraires, mais les livres de science-fiction, les romans fantastique, les comics aussi. Ces derniers, qu’on considère souvent comme une moindre littérature, et donc non dignes d’être lus par les adeptes de la « high » culture, sont souvent un moyen de dire le monde, le social, le politique autrement, ou de souhaiter un meilleur avenir.
En attendant Godot de Samuel Beckett a changé ma vie. C’était mon premier amour littéraire. Je l’avais lu au collège. À cette époque, je ne connaissais rien du théâtre de l’absurde, tradition littéraire dans laquelle on place ce texte, ou du contexte historique dans lequel écrivait Beckett, mais le texte arrivait tout de même à me transmettre son essence. Les grands livres sont comme ça. Ils vous touchent à un niveau viscéral, même si vous ne connaissez rien du contexte ; on appréhende le contexte à un niveau émotionnel plus que rationnel.
Après ce texte, je ne sais pas si je peux parler de textes qui ont changé ma vie, il y en a eu d’autres qui ont été décisifs. Mais il y en a trop pour les énumérer. Ce qui est dommage, c’est que j’ai découvert la littérature mauricienne assez tard. Malheureusement au secondaire, à mon époque, on nous enseignait presque exclusivement la littérature anglaise et française. Things Fall Apart de Chinua Achebe représentait à lui seul le continent africain en entier, et Namaste de Marcel Cabon, la littérature mauricienne !
Que peut, Reena, la littérature ? N’est-ce donc qu’un cri dans le vide ? Que diriez-vous à ceux qui pensent qu’elle ne sert à rien ?
La littérature, c’est une représentation du monde. De quelque façon que soit cette représentation, on apprend nécessairement plus sur le monde en lisant, puisqu’on doit intégrer la perspective de quelqu’un d’autre, celle des personnages ou de l’auteur.
Comme le dit Chinua Achebe : “Once you allow yourself to identify with the people in a story, then you might begin to see yourself in that story even if on the surface it’s far removed from your situation. This is what I try to tell my students: this is one great thing that literature can do – it can make us identify with situations and people far away.”
On peut acquérir des connaissances sur l’histoire d’un pays à travers les livres d’histoire et les encyclopédies, mais ces connaissances restent stériles sans l’empathie que la littérature nous inculque, sans le point de vue de quelqu’un qui a vécu cette histoire. Si vous voulez connaître un pays, lisez sa littérature. Si vous voulez connaître une époque, disons le 19e siècle en France, lisez Balzac, Flaubert.
La littérature sert à multiplier les points de vue aussi. Si on lit trois manuels d’histoire sur l’île Maurice, c’est un seul point de vue qu’on a – celui de l’histoire officielle. Si on lit Ananda Devi, Amal Sewtohul et d’autres auteurs, on a autant de points de vue sur la même société, sous différents angles. La littérature nous sort de notre monde, de notre point de vue unique, de nos limites, de notre étroitesse d’esprit.
La littérature sert à la chose la plus élémentaire qui soit : l’empathie, le mouvement vers l’autre, la possibilité de sortir de son cocon. Et cette ouverture est souhaitable chez un littéraire aussi bien que chez un fonctionnaire ou un ministre.
Pourriez-vous résumer (tâche très difficile je le reconnais) l’objet de votre thèse ? Vous travaillez notamment sur le roman d’Amal Sewtohul, Made in Mauritius.
Tâche très difficile en effet : les thésards peuvent écrire des pages et des pages sur une seule citation mais peinent à résumer leur thèse en quelques lignes ! Mais je vais essayer. Je fais une étude comparée de la littérature contemporaine des Antilles et des Mascareignes. La section sur l’île Maurice est en effet réservée au roman Made in Mauritius d’Amal Sewtohul et à Pagli d’Ananda Devi. En utilisant des notions de géographie culturelle, j’étudie l’espace dans ces romans. Pas l’espace scientifique et euclidien, mais l’espace personnel, familial, social, politique, national, et ainsi de suite, et ce que cet espace peut nous apprendre.
Pour moi, l’espace, le paysage mauricien est une archive. Par exemple, le tombeau du Père Laval peut contenir une constellation de données historiques et culturelles : le lien étroit entre le colonialisme et la religion, en même temps le potentiel qu’a la religion de résister au pouvoir ; l’histoire de l’esclavage et des missionnaires ; celle de l’Église catholique ; la remarquable culture multiple et fluide des Mauriciens, selon laquelle un hindou croit aux miracles accomplis par le père Laval. L’espace contient l’histoire d’une personne, d’une communauté, d’un peuple, de façon bien plus vivante que l’Histoire officielle ; il s’agit simplement de savoir lire les lignes de ce type d’archive.
Les Mauriciens doivent-ils s’exiler pour réussir ? Est-ce que l’intellectuel mauricien existe ou reste-t-il à inventer ? Que peut l’intellectuel face aux problèmes du monde ?
Ça dépend de ce que vous entendez par réussite. Est-il difficile de grimper dans l’échelle sociale à Maurice ? Oui, par rapport à certains pays, et non par rapport à d’autres. L’obstacle que pose le backing politique n’est pas négligeable non plus. Est-il difficile d’être intellectuel à l’île Maurice ? Oui et non.
Je pense que la plupart des Mauriciens sont pragmatiques, ce qui fait leur force et leur résilience, mais ça veut aussi dire qu’ils se fichent un peu des questions culturelles et des débats intellectuels. C’est peut-être pour cette raison qu’il en manque au niveau de l’administration et du gouvernement. En même temps, je trouve admirables la liberté de la presse et la place que donnent les journaux aux intellectuels, romanciers, poètes, etc. à Maurice !
Donc oui, il y a un espace intellectuel à Maurice, et je ne dirais pas qu’il est totalement en marge, puisque promu par les médias. Mais cet espace est comme dans une bulle, qu’on nomme « aire culturelle », et donc déconnectée de la mentalité courante et de la vie quotidienne mauricienne. En gros, on peut être intellectuel et avoir beaucoup de visibilité à Maurice, mais l’influence de l’intellectuel reste négligeable.
Est-il vrai de dire que les Mauriciens qui vivent à l’étranger sont doublement exilés, exilés de leur pays natal et exilés dans leur pays d’adoption car ils y seront toujours des étrangers ?
Une fois qu’on a quitté l’espace natal et vécu ailleurs, oui, on est dans l’entre-deux, on est chez soi en même temps qu’on est étranger partout, même dans le pays d’origine. Cela est vrai pour tous les nomades, Mauriciens et autres. On est un peu solitaire au bout du compte, mais c’est le prix à payer pour avoir la chance de pouvoir ainsi connaître d’autres mondes dans une seule vie. Cette réincarnation est la seule envisageable à mon avis : celle de vivre plusieurs vies à la fois en une seule vie, en lisant et en voyageant.
Est-ce que vous croyez que l’utopie est possible ?
Non. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de société utopique. De toute façon, je crois que l’utopie entraîne la complaisance, et je vais avoir recours à un cliché en vous disant que sans la pluie, on ne saurait la valeur du soleil. Par contre, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas travailler à créer un pays, un monde meilleur, ou même des espaces et des interstices utopiques.