HAÏTI, CETTE HYPOCRISIE QUI NOUS RONGE ET NOUS TUE
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Haïti chérie. Perle des Antilles. Pays pourri. Pays d’amour, pays de merde. Haïti, pays où l’on apprend à l’enfant comme au petit écolier à dire que le ciel est jaune, la mer est grise et le soleil est noir. Oh terre de tous les contrastes! J’aime ce pays autant que je déteste nombre de ses habitants. Certains parce qu’ils sont des lâches. Ils pactisent avec le diable contre leur gré, dans l’indignité et le déshonneur, en quête d’illusions perdues et ils s’en plaignent. D’autres parce qu’ils n’ont pas de cœur. Ils vendent leur âme à un sous, pour sauver une position, en piétinant ceux à qui ils ressemblent. D’autres encore parce qu’ils n’ont aucun attachement à cette terre qui les a nourris, enrichis, enfin…
Ici il faut apprendre à se taire. À se fermer les yeux. À faire comme si tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. A dire « oui » même devant l’inacceptable. Un pays où l’on a fait que mentir à nos pauvres petits écoliers des siècles durant. Je pense à Anna, la petite fille de dix ans de La faute à Fidel qui n’avait pas la langue dans ses poches. Moi, je ne veux plus vivre parmi des Judas déguisés en Christ. Ces prêtres qui disent la messe avec un permis de séjour sous leur soutane. Ces hommes politiques qui nous prêchent l’évangile du développement avec une casquette made in China et des sous-vêtements importés de France ou de Suisse. Ces enseignants et écrivains qui nous déforment la réalité avec des histoires à nous faire dormir debout.
On peut bien m’en vouloir pour cette vérité qui dérange. Mais entre nous soit dit, Christophe Wargnyavait bien raison de dire qu’Haïti n’existe pas[1]. Combien d’entre nous, de nos jours, pensent vraiment le collectif ? Nous sommes pratiquement tous in transit. Aucun attachement à cette terre. Aucun sens du bien commun. Depuis des décennies, Haïti est classé par le Time Magazine parmi les pays les plus « misérables et dangereux » du monde, écrit Wargny dans son livre. Mais qu’avons-nous fait pour apporter des correctifs ? Changer cette image ? Des gouvernements se sont succédé, des ministres affairistes et des diplomates (piqués par le virus d’une « diplomatie d’affaires ») ont promis monts et merveilles quand se présente à eux la possibilité de s’offrir une douce retraite à l’abri d’ennuis de toutes sortes. Au mépris de l’Autre. Son semblable. Parce qu’en fait ils n’ont rien en partage. Tout est dans le singulier, l’individuel et le privé. C’est Wargny qui, en 2004, eut à soulever la question :
« Existe-t-il d’ailleurs en Haïti… des valeurs communes » Une citoyenneté ? Non. Les concepts sont au mieux à accorder au pluriel, dans une histoire aussi singulière. Le mot « patrie » y sert souvent. De paravent ou d’exutoire. Non, deux siècles après Toussaint Louverture, libérateur d’une île plus que des esclaves, Haïti est bien un pays en laisse. Ou une île qu’on laisse. Laisser, c’est quitter, dans le sens français de l’île. Abandonner[2]. »
Il suffit de penser à cette horde d’Haïtiens, cette bande de désespérés qui mettent le cap sur le Brésil, le Chili et d’autres pays de l’Amérique du Sud ou centrale en quête de paradis (sans ciel), de jour comme de nuit, dans des conditions difficiles à imaginer. Autrefois, l’eldorado était l’Amérique du Nord, la France, mais aujourd’hui, c’est juste à côté. Chez le voisin qui nous ferme ses portes et nous jette à la rue comme des chiens sans collier, sans papiers. Nous sommes devenus des enfants, pour reprendre le titre d’un roman d’Hector Malot, Sans famille.
Pas plus tard qu’hier, un ami m’a dit que « nous ne sommes pas dans un pays normal. Pour une vétille, on peut te buter ». Ça je le sais, mais qu’importe. Personne n’est éternel dans ce monde. Nous sommes tous venus pour nous en aller. Mais tant que nous sommes encore en vie, nous nous devons bien de trouver au moins une raison d’exister. Se dire comme Lotus[3] ou Annaïse[4] quel usage faut-il faire de sa présence au monde ?
Nous avons beau lire, apprendre ou écouter les vers de Corneille présentés par notre ancien professeur de littérature française, ou encore des pièces classiques vues lors des cours de secondaire. Ces vers du genre :
« Rodrigue, as-tu du cœur[5] »
Ou encore
« Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être
Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître[6] ».
Que devient tout ceci ? À quoi a bien pu servir tout ça en regardant notre état si lamentable ? Aucun sens de l’honneur et du devoir. Tout ce qui compte pour nous, c’est le ventre et le bas-ventre. Et nos dirigeants, de Duvalier à Aristide jusqu’à Martelly, l’ont bien compris. Ils se sont évertués à nous gaver de plaisirs malsains. A-t-on jamais pris le temps de se demander pourquoi les « Ti-Sourit » pullulent autant les quartiers de la capitale et nos villes de province ?
« La vérité […], la voilà : ils craignent de nous voir instruits, parce que l’instruction pousse l’homme à se révolter. L’ignorance crée la résignation », nous apprend Marie Vieux-Chauvet[7].
Nous avons beau aussi réciter sur les bancs de l’école ou lors des tests d’examen du bac, ces tests qui, de nos jours, n’existent que de nom, les vers du fameux poème Les dix hommes noirs d’Etzer Vilaire. Que ce soit celui du patriote :
« Je n’échangerais pas d’honneur contre un empire !…
Si la mort est un mal, la vie en est un pire ;
Et j’aime mieux mourir vaincu, mais indompté,
Pauvre, mais noble encore et l’âme en liberté[8] ! »
Ou celui du désespéré ;
« Rien chez nous, pas un but, pas un motif de vivre,
Plus même une chimère ondoyante à poursuivre[9] ! »
Cette société nous a tellement fait de torts. Nous a tellement causé de préjudices. Se taire. Même devant la bêtise. La vie ici ne vaut pas plus qu’un tas de fumier. Ça passe comme un éclair. Les assassins, les tueurs à gage et tous autres bandits de grand chemin sont dans la ville ! Pauvre Jean Do !
Je pense encore à cette dame qui débitait tant de bêtises sur les écrivains et la littérature lors d’une activité pour jeunes dans l’enceinte même d’une bibliothèque, sans respect pour son auditoire, et qui se croyait autoriser à dire n’importe quoi parce qu’elle est respectée et vénérée de bon nombre de flatteurs et d’admirateurs ; ou encore à ce monsieur qui a voulu m’arracher le micro parce que j’ai osé remettre la dame à sa place parce qu’ici on lui avait appris à tout acquiescer. Tout comme l’écritMahmoud Darwich (poète de la résistance) cité par Trouillot l’Ancien (le romancier) « Je revendique le droit de parler pour tous ceux qui ont vécu ici, parce que je ne suis ici ni un intrus, ni un passant[10] ».
Et si nous pensons à ses propos que Roumain met dans la bouche Manuel :
« Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c’est une présence dans le cœur, ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystère, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence[11] ».
Il nous faut parfois élever la voix, dénoncer l’inacceptable. Peu importe le prix à payer. Ne pas avoir peur de déplaire, de voir certaines portes se refermer, de perdre certains amis, de perdre des privilèges. Ne pas avoir peur d’être censurés ou de se voir marginalisés. Car avant d’être littéraire, homme de science, écrivain ou quoi que ce soit, nous sommes avant tout des citoyens appartenant à une communauté. Nous portons ses frustrations, ses amertumes, ses angoisses et son mal de vivre…
Un homme organise un atelier de lecture et d’écriture pour le compte des jeunes de la République dans des conditions vraiment précaires. Personne ne s’en occupe. C’est fou, laisse-le alimenter sa folie, semblent se dire les uns et les autres, ceux qui disposent des moyens et qui ont les commandes de ce qui relève de la Culture. Dans mon quartier, il est minuit et je n’arrive pas à dormir. Il y a l’effet « Ti-Sourit » qui prend ses formes. Et la voix de stentor de l’animateur qui vous arrache du sommeil. Et toute cette batterie de sponsors qu’il remercie fièrement et incessamment. Bon, c’est tout de même les vacances. Les jeunes ont besoin de s’amuser un peu, n’est-ce pas ?
Indignons-nous ! Et ayons le courage de dire NON à la bêtise…
Dieulermesson PETIT FRERE
[1] Christophe, Wargny, Haïti n’existe pas. 1804-2004: deux cents ans de solitude, Paris, Autrement Frontières, 2004.
[2] Idem, p. 15.
[3] Héroïne du roman Fille d’Haïti de Marie Vieux-Chauvet paru en 1954.
[4] Héroïne du roman La belle amour humaine de Lyonel Trouillot paru en 2011.
[5] Le cid, Acte I, scène 5
[6] Horace, Acte II, Scène 3.
[7] Marie Vieux-Chauvet, La danse sur le volcan [1957], Paris, Maisonneuve & Larose et Emina Soleil, 2004, p. 12.
[8] Etzer Vilaire, Les dix hommes noirs [1901], Port-au-Prince, LEGS ÉDITION, 2014, p. 23.
[9] Idem, p. 26.
[10] Lyonel, Trouillot, Haïti (re)penser la citoyenneté, Port-au-Prince, Haïti Solidarité Internationale, 2001, p. 11.
[11] Jacques, Roumain, Gouverneurs de la rosée [1944], Montréal, Mémoire d’encrier, 2007, p.16.