D’où viennent ces millions dépensés pendant les campagnes électorales ?
Interview : Jocelyn Chan Low, Historien
Du gros secteur privé, des chancelleries étrangères, ou pire d’une certaine ‘mafia’ ? « La fronde actuelle au PTr était inévitable car non seulement le PTr a perdu une nouvelle fois les élections générales mais Ramgoolam n’a pas été élu une fois de plus » Le système électoral tue dans l’œuf toute tentative de créer un nouveau parti.
Les dissidents n’ont aucun autre choix que de se rallier derrière un parti traditionnel. Certains partis politiques mauriciens n’arrivent pas ou ne savent pas comment se reconstruire pour être mieux ancrés dans le 21e siècle. D’une élection à l’autre, ils jouent invariablement les mêmes cartes vieilles, délavées et usées, avec les mêmes joueurs aux idées ressassées, rebattues, démodées, voire obsolètes, accélérant ainsi leur descente aux enfers. La déconfiture de ces partis se confirme nettement lors de chaque joute électorale. Normalement, la responsabilité de remettre en question les acquis et de sortir des sentiers battus revient au leader de chaque parti politique. Y a-t-il eu une prise de conscience au sein des différents partis ? Que présage la révolte des plus jeunes ? Nous avons demandé à Jocelyn Chan Low de commenter l’actualité politique cette semaine.
Mauritius Times: Comment fait-on pour ‘créer’ un leader capable de concurrencer les « grands leaders » sur l’échiquier politique à Maurice en 2020 ?
Jocelyn Chan Low : Si seulement il y avait une recette magique, la politique mauricienne aurait été toute autre et les dynasties politiques ne se seraient pas autant incrustées dans le paysage politique du pays.
On a vu émerger des personnalités compétentes et charismatiques à l’instar de Jack Bizlall, d’Ashok Subron, de Rama Valayden, ou encore de Roshi Badhain. Mais le système électoral actuel de First Past The Post in 3 Member Constituencies, ajouté au money politics, favorise beaucoup les ‘partis’ politiques traditionnels’ qui sont, dans une grande mesure, tout au moins pour la plupart d’entre eux, des structures très autocratiques, sous la coupole d’un leader qui, en outre, contrôle les finances du parti. Et ce dernier a souvent la fâcheuse tendance à éliminer ou downgrade toute personne qui pourrait lui faire de l’ombre à court ou moyen terme.
* Je vous ai posé cette question parce que le Parti Travailliste n’a jamais pu « proposer » un leader créole depuis le décès de Guy Rozemont, et tous ceux qui furent « mis en avant » n’ont jamais pu faire le poids face à Gaëtan Duval du PMSD et Paul Bérenger du MMM. Le MMM a eu plus de succès avec Anerood Jugnauth et, par la suite, les circonstances politiques ont fait de ce dernier un « grand leader »…
Pour comprendre cela, il faut analyser l’évolution de ces partis. Le PTr, au début, était un parti ouvriériste et on sait – aujourd’hui – que les artisans créoles constituant une ‘aristocratie’ du travail, ont été à l’origine même du mouvement syndical et ouvrier à Maurice. Les artisans avaient des places réservées au sein de l’exécutif du PTr. Et Rozemont était à la fois le leader du Parti Travailliste et un grand syndicaliste. Mais, avec le suffrage universel, ce sont les intellectuels progressistes, des députés principalement, mais pas uniquement, de la communauté indo-mauricienne qui ont pris le dessus sur les syndicalistes.
D’ailleurs, au début des années 60, les syndicalistes, à l’instar de Raymond Rault et de Moignac, ont quitté le Parti pour fonder un Parti Travailliste des Travailleurs. Et avec l’ouverture du débat autour de l’indépendance et la montée de Duval qui s’est attribué le sobriquet « King Créole », il y a eu l’exacerbation de ce qui est connu comme l’« ethnic politics » et le PTr a connu l’effritement de sa base dans la classe ouvrière créole. Mais cela n’était pas une fatalité. D’ailleurs, une partie de l’élite « de couleur » est restée fidèle au PTr par conviction.
Quant au MMM, faut-il rappeler qu’à ses débuts il brassait très large et disposait de très solides assises dans les régions rurales, notamment en raison de son ancrage syndical. D’ailleurs, l’élection partielle de Triolet de 1970 et les résultats des élections de 1976 le démontrent clairement. Il est vrai que SAJ était le PM désigné du parti, mais au MMM – à l’époque – c’était le secrétaire général, Paul Bérenger, qui en était l’homme fort. Mais il y a eu la cassure de 1983 et la campagne malsaine qui s’ensuivit. SAJ, quant à lui, a bénéficié de l’éloignement de SSR de la vie politique active.
* Au-delà des qualités indispensables comme une maîtrise de soi, une confiance en soi, une attitude de ‘fighter’ etc., il semble qu’il y ait un facteur commun dans ce qui facilite l’émergence d’un leader politique à Maurice : l’ethnicité, la caste, etc… Est-ce cela qui disqualifie certains et font que d’autres deviennent le chef de tribu à la tête de nos différents partis politiques ?
Encore une fois, rien de cela n’était inévitable. C’est Renganaden Seenneevassen qui est perçu comme le plus apte à succéder à Rozemont. Mais son décès crée un vide qui sera comblé par SSR. Quant au MMM, c’est Paul Bérenger qui fait le choix de ne pas se porter candidat à l’élection partielle de 1970 et qui, en 1976, pousse SAJ comme PM désigné du parti.
Ce sont ces événements qui ont installé la perception que l’ethnicité et les « caste belongings », entre autres, sont des facteurs déterminants en politique. Il faut aussi comprendre qu’à Maurice, il y a des « political communities » qui dépassent le cadre ethnique.
* Passons à la contestation de l’actuel leader du Parti Travailliste. Sir Seewoosagur avait aussi connu la contestation, mais ce n’était pas aussi frontale comme elle l’est cette fois-ci. Paul Bérenger aussi a survécu aux différentes contestations de son leadership, mais qu’en sera-t-il en ce qui concerne Navin Ramgoolam ?
La contestation menée par Harish Boodhoo a quand même eu des conséquences désastreuses pour le PTr. Mais le contexte y était favorable. La fronde actuelle au PTr était inévitable car non seulement le PTr a perdu une nouvelle fois les élections générales mais Navin Ramgoolam n’a pas été élu une fois de plus. Les frustrations des uns et des autres qui s’étaient accumulés au fil de la campagne électorale devaient exploser un jour ou l’autre, surtout que Ramgoolam est vulnérable.
Mais ce qu’on retient d’un récent entretien d’Arvin Boolell, c’est que Navin Ramgoolam est prêt à partir si les pétitions électorales concernant les élections de novembre 2019 n’aboutissent pas. En laissant la porte ouverte à cette éventualité, il désamorce quelque peu cette attaque frontale. En outre, quel est l’avenir des contestataires ? Le cas de Roshi Badhain, malgré ses qualités personnelles évidentes, est très révélateur.
* En d’autres mots, voulez-vous dire que les dissidences – exception faite à la contestation du leadership de Jugnauth en 1983, laquelle – d’ailleurs – allait jouer à l’avantage de ce dernier subséquemment — n’ont aucune chance de réussite dans le contexte politique ?
Bien sûr. Le système électoral tue dans l’œuf toute tentative de créer un nouveau parti. Les dissidents n’ont aucun autre choix que de se rallier derrière un parti traditionnel. On n’a qu’à suivre les trajectoires politiques de la Plateforme Militante ou encore du Mouvement Patriotique 1 et 2.
* Donc, Navin Ramgoolam, et avant lui SSR au sein du PTr, Anerood Jugnauth et aujourd’hui Pravind Jugnauth du MSM ont été et demeureront des « Líders Máximo », comme Paul Bérenger l’a été pour le MMM ?
Oui, parce que les partis politiques, à l’exception peut-être du MMM, sont la propriété de quelques individus. Ils ne sont pas des personnes légales et n’ont comme obligation que de se faire enregistrer pour les élections. Ils n’ont de compte à rendre à personne.
Le leader peut contourner les statuts du parti à sa guise et ceux qui en sont lésés n’ont pas d’autre choix que d’aller faire étalage de leurs doléances dans la presse. Il serait légitime d’affirmer que notre démocratie est malade parce que les partis politiques ont été accaparés par quelques individus.
* Dans ce cas, les Varma et autres, quelles que soient leurs motivations personnelles ou politiques, devront s’armer de patience en espérant que, d’ici 2024, le PTr et le MMMn’auront plus besoin de leur leader respectif, en l’occurrence Navin Ramgoolam et Paul Bérenger ?
Sans doute. Mais ils devront surtout continuer à exister d’ici là car la politique est très imprévisible ! D’autres personnalités peuvent émerger entretemps et leur faire de l’ombre au sein du parti.
* Si les leaders comme Navin Ramgoolam, Paul Bérenger et les Jugnauths peuvent demeurer à la tête de leur parti respectif, c’est aussi parce que malgré les grands discours sur leurs structures et leur pratiques démocratiques, ils peuvent compter sur le soutien sans faille de leurs ‘nominés’ dans toutes les instances de leur parti à partir des comités régionaux jusqu’au bureau politique, n’est-ce pas ?
Cela dépend des partis. Au MMM, il y a quand même des élections au sein des diverses instances du parti par bulletin secret bien qu’il soit vrai que le leader peut nommer certaines personnes au Bureau Politique.
Dans les autres partis, c’est moins démocratique que cela. Cependant, il est aussi vrai qu’un grand nombre d’opportunistes s’agrippent au leader en sachant qu’ils ne valent pas grand-chose électoralement. C’est uniquement lorsqu’ils ont perdu les bonnes grâces du leader qu’ils trouvent des failles dans le système. Quant aux comités régionaux des divers partis, certains fonctionnent très bien. Toutefois, dans quelques circonscriptions c’est la propriété d’un individu, d’un agent ou d’un député.
* On n’en parle pas souvent ou presque jamais : les grosses fortunes que ces partis ont accumulées lors des différentes campagnes électorales. Des centaines de millions de roupies pour la plupart ou même plus pour certains – ce qui fait que ces partis seraient aussi riches que certaines organisations religieuses ou socioculturelles. Est-ce aussi une raison pour l’attachement à un parti politique et les convoitises du poste de leader ?
Cela est dû à plusieurs dysfonctionnements de notre système démocratique. D’abord les partis politiques ne sont pas des personnes morales et, de ce fait, ne sont pas imposables, ne doivent pas rendre des comptes quant à leur trésorerie. Ils n’ont même pas besoin d’être enregistrés au Registrar of Associations.
Evidemment, une telle loophole, une telle lacune a généré d’énormes abus. Par exemple, le financement des partis politiques est très opaque. D’où viennent ces millions dépensés pendant les campagnes électorales ? Du gros secteur privé, des chancelleries étrangères, ou pire d’une certaine ‘mafia’ ? Nul ne le sait. Et comment ces sommes astronomiques sont-elles gérées ?
Il est aussi vrai que certains politiciens se sont enrichis au fil des années bien que ce serait difficile de le prouver qu’ils ont puisé dans les caisses, « noires ou non », des partis. Pour y remédier, il faudrait une législation très sévère par rapport au financement des partis politiques et aux avoirs du personnel politique, et aussi de vrais pouvoirs à la Commission électorale en ce qu’il s’agit des dépenses relatives aux élections, et surtout, il faudrait une Commission anti-corruption au-dessus de tout soupçon.
Effectivement, la politique est de plus en plus perçue chez certains comme une voie pour réussir une carrière lucrative alors qu’elle est – par essence – avant tout un service à la nation.
* La politique et la religion peuvent donc faire de certains des hommes riches de nos jours ? On n’est plus dans les années 60… ?
Même dans les années 60, il y avait des rumeurs que le gros secteur privé finançait certains hommes politiques across parties, tous partis politiques confondus et, par la suite, ces derniers leur étaient redevables… Il est vrai que tout a basculé à partir des années 80.
Quant à la religion, c’est une toute autre affaire. Il est vrai que certains hommes religieux vivent de la crédulité de leurs followers, leurs disciples, mais il faut séparer le bon grain de l’ivraie.
* Comment les choses se présentent-elles sur l’échiquier politique en 2020 et comment vont-elles évoluer durant les mois à venir ?
Difficile à prévoir car c’est la première fois à Maurice qu’un gouvernement n’a récolté que 37% des suffrages aux élections. En outre, la légitimité même de ces élections est contestée au judiciaire à la fois par l’ensemble des partis d’opposition et par certains éléments de la société civile.
Or, comme le dit si bien Christopher J. Anderson, André Blais et al : « au-delà de la légitimité institutionnelle, le ‘Losers consent’ est primordial dans une démocratie ». Le Gouvernement a donc intérêt à maintenir un « feel good factor » , (bien-être, confiance et satisfaction) dans le pays. Mais cela dépendra de l’évolution de l’économie du pays, elle-même tributaire des chocs venant de l’extérieur.
Et, au moment où plusieurs secteurs-clés de l’économie sont au point fixe, un grand nombre d’experts annoncent pour cette année un ralentissement de la croissance mondiale, voire même une récession. Je crois que le Gouvernement tentera d’éviter l’affrontement avec l’opposition. Cette dernière, de son côté, va essayer de rester soudée tout au moins aussi longtemps que va durer les procès relatifs aux pétitions électorales.
* Sans préjuger des décisions que vont prendre les juges de la Cour suprême sur le cas logé par Roshi Bhadain ou par rapport aux pétitions électorales, pensez-vous qu’on pourrait se retrouver face à un renversement de la situation politique à un moment donné ?
C’est dans l’ordre des choses que le Gouvernement va essayer de consolider sa majorité et affaiblir l’opposition en attirant certains de ses élus. De même, l’opposition essaiera de susciter des divisions au sein du Gouvernement. Mais ce qui est certain, c’est que l’issue des pétitions électorales aura une incidence majeure sur l’échiquier politique d’une manière ou d’une autre.
* Mais qu’il y ait eu fraude électorale ou non, cela n’explique pas tout de la défaite du PTr et du MMM. Selon certains, c’est pire que 2014 pour le PTr, et c’est encore pire pour le MMM. Qu’en pensez-vous ?
D’abord, d’un point de vue historique, on n’a jamais assisté à autant de cafouillages, de doutes et de soupçons par rapport à des élections générales à Maurice. Cela étant dit, dans une lutte à trois dans un First Past The Post System, tout peut arriver et il a suffi au MSM et à ses alliés de récolter un peu moins de 37% pour obtenir une majorité confortable au parlement. Malgré tout, on constate que
le PTr (avec son allié, le PMSD) a obtenu un très bon score malgré des erreurs dans le choix des candidats, et aussi les maladresses dans sa communication politique (comme l’affaire Katori), comme les attaques contre le MMM après le succès du dernier meeting de ce parti, etc… ; pour le MMM, les 22% récoltés représentent un score très honorable.
C’est le système électoral qui a amplifié la défaite de ces partis.
Je crois surtout qu’il faut se méfier des analystes simplistes attribuant la victoire du MSM et de ses alliés à un seul facteur : le comportement du Hindu belt. Comment expliquer alors la bonne performance du MSM dans les régions urbaines ? En fait, le MSM et ses alliés ont su mener une campagne très intelligente, ciblant plusieurs groupes de populations – les mesures sociales en faveur des personnes âgées, des jeunes et des travailleurs toutes communautés confondues.
D’un point de vue ethnique, le MSM a été grandement aidé par l’action de certains prêtres créoles, directement ou indirectement. Certains qui travaillent à l’empowerment de la communauté créole ont été séduits par les promesses de Pravind Jugnauth. D’ailleurs, le musée de l’esclavage sera bientôt une réalité Et certains pasteurs réclament aujourd’hui des subsides religieux à leur église. Le MMM, par exemple, a sans doute souffert de ce fameux mot d’ordre de ne pas voter ‘bloc’.
L’électorat mauricien a beaucoup évolué. Les discours de moralisation de la vie publique ne retrouvent plus autant d’échos qu’auparavant sans doute parce qu’il y a un credibility gap – un manque ou une perte de crédibilité — entre les électeurs et l’ensemble de la classe politique.
Quant au recours au passé glorieux des grands partis, il peut toujours séduire des nostalgiques du passé. Mais le gros de l’électorat veut du concret, des améliorations immédiates de ses conditions de vie, de son salaire, de ses conditions de travail, etc.
D’ailleurs la campagne électorale n’a été qu’un exercice de surenchère à ce niveau. Mais le Gouvernement en place partait avec une longueur d’avance parce qu’il avait des réalisations concrètes à son actif.
* Autant de raisons donc pour que Ramgoolam et Bérenger s’en aillent ?
Paul Bérenger l’a évoqué dans un discours à la fin de l’année dernière. La question n’est plus « Doivent-ils partir ? » mais « Quand et comment doivent-ils partir ? »
Cependant, il ne suffit pas de changer de leader ; il faut aussi reconsidérer l’orientation. Prenons, par exemple, le MMM qui est d’origine socialiste mais qui a coupé tous les ponts avec la lutte syndicale. Un jeune Mauricien influencé par les écrits anti-capitalistes découlant de la crise environnementale ou du retour de la lutte des classes en France ou ailleurs dans le monde, se joindra-t-il à ce parti ou à Rezistans ek Alternativ ?
Comme le dit si bien ce proverbe africain « Lorsque tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens. »