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Le cancer du «droit de cuissage» dans l’administration publique haïtienne

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Le cancer du «droit de cuissage» dans l’administration publique haïtienne

Laura Louis
Le cancer du «droit de cuissage» dans l’administration publique haïtienne

Cet article rapporte les témoignages de trois femmes victimes de harcèlement sexuel de la part de cadres de l’Administration publique haïtienne. Nous leur attribuons des noms d’emprunt parce qu’elles n’ont pas voulu s’identifier

Marie est entrée dans l’Administration publique par le biais d’un professeur d’université. La Fonction publique haïtienne est censée recruter ses employés sur base de concours, mais jusqu’ici ce principe n’est respecté que dans de rares cas. Marie a donc été remarquée par son professeur parce qu’elle a été parmi les meilleurs étudiants du cours. « Il m’a proposé le poste en me faisant croire qu’il voulait renforcer son équipe. J’ai accepté son offre. »

Au travail, la jeune femme de 23 ans entretenait une relation d’étudiante à professeur avec le cadre frisant la cinquantaine. « J’avais un rapport plutôt cordial avec lui parce qu’il était d’abord mon professeur avant d’être mon patron. » Jusqu’au jour où celui-ci en décide autrement, un an après que la jeune employée a été nommée à l’institution.

Elle explique : « D’abord, quand il me salue, il cherche à me voler des baisers. Il commence à m’inviter à sortir. J’ai toujours refusé, il feint toujours de comprendre, mais recommence à chaque fois qu’il en a l’occasion. Parfois il me fait venir dans son bureau pour ne rien me dire. Je partage un carré avec un collègue. A chaque, fois je suis obligée de m’enfermer dans ce carré sans pouvoir expliquer [à mon collègue] pourquoi. C’est la seule façon de m’assurer que je suis en sécurité. »

Marie envisage de démissionner parce qu’elle ne peut pas porter plainte pour harcèlement sexuel. En plus, « mon supérieur est le numéro 2 de la boîte dans laquelle je travaille qui est une institution judiciaire, cela sous-entend qu’il connaît la loi », se lamente-t-elle.

Les femmes en minorité dans la Fonction publique

Selon un rapport de l’Office de management et des ressources humaines (OMRH), au 31 décembre 2017, sur 100 fonctionnaires il y avait seulement 28,6 femmes contre 71,4 hommes. Une statistique qui paraît alarmante quand on sait que les femmes représentent environ 52 % de la population d’Haïti. Par ailleurs, les hommes sont majoritaires dans les postes de direction (64,20 % hommes contre 35,80 % femmes, selon le même rapport).

De ce faible effectif de femmes dans l’Administration de l’État, certaines font face au caprice sexuel de leurs collègues masculins. Selon une enquête conjointe menée en 2014 par la Solidarité Fanm Ayisyen (SOFA) et le Réseau National des Droits Humains (RNDDH), plus de 8 % des femmes haïtiennes sont victimes de harcèlement dans le cadre de leur emploi dans la Fonction publique et les ONG.

Afin de conserver leur poste, plus de 63 % des victimes de harcèlements sexuels auraient eu des relations sexuelles avec leurs employeurs ou supérieurs hiérarchiques immédiats, précise le rapport. Concernant l’administration publique, rajoutent les organisations de défense des droits humains, il est d’usage qu’on parle souvent du phénomène de « droit de cuissage » exercé par un Ministre, un Directeur général, un haut fonctionnaire de l’État… sur ses employées femmes.

Révoquées pour avoir osé dire non !

Le 28 novembre 2014, sept employées de la Radio télévision nationale d’Haïti (RTNH) ont adressé une lettre ouverte aux ministres de la Communication et de la Condition féminine de l’époque pour harcèlement sexuel de la part du Directeur général du média. Suite à cette requête, quatre des employées dont deux journalistes ont été licenciées. Nous avons rencontré l’une d’entre elles dans la réalisation de ce travail. Nous l’appelons Jeanine.

Elle a été employée à la télévision nationale par l’entremise d’un ami. Tout marchait bien pour Jeanine jusqu’à ce qu’elle commence à entendre des soupçons à la radio. « En 2013 Harrisson Ernest a été nommé Directeur général adjoint de l’Unité Radio nationale d’Haïti de la RTNH. Les employées n’ont pas cessé de se plaindre de ses pratiques qui n’ont pas été des plus saines. Il a en effet dragué toutes les femmes d’une manière différente : promesse de promotion aux unes et garantie de voyages et d’autres avantages aux autres », se rappelle-t-elle.

En 2014, ce directeur qui a été jusqu’ici le responsable de la radio nationale est promu au poste de Directeur général de la RTNH. « Je l’ai toujours fui parce qu’il draguait tout ce qui donnait l’apparence de la gent féminine. Dès que vous étiez sur son chemin, vous étiez réduite à être sienne », explique Jeanine d’un ton répugnant.

Elle se souvient encore de l’histoire qui a déclenché ses problèmes avec son supérieur hiérarchique. « À la finale de la coupe du monde de 2014, il m’a vu de dos et m’a fait appeler par un agent de sécurité. Depuis ce jour, le directeur ne m’a plus laissé plus tranquille. Il a renversé le vase quand il a organisé un voyage pour une équipe de journalistes alors qu’il n’a fait des démarches pour trouver des billets que pour lui et moi. J’ai donc refusé d’y aller avec lui. Depuis, le travail est devenu un enfer pour moi. J’ai été transféré à la radio. Il m’a fait des menaces de mort. Et quand je me suis joint à un groupe d’employées pour le dénoncer, il m’a révoquée. »

Jeanine a saisi la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif pour révocation arbitraire. Quatre mois plus tard, elle a regagné son travail, le directeur n’était plus là. « Pas parce que l’État l’avait finalement démis de ses fonctions, mais parce qu’il y avait un nouveau gouvernement, il a été remplacé », avance-t-elle avec colère.

Selon la journaliste, même quand il y aurait des lois punissant le harcèlement sexuel, il faudrait renforcer la justice « pour que la raison du plus fort ne soit pas toujours la meilleure. Car la société ridiculise trop souvent les victimes. » Jeanine encourage les femmes à continuer à dénoncer les abus qu’elles subissent dans la Fonction publique.

La plus grande humiliation de ma vie

L’Ecole nationale d’administration financière (ENAF) est une structure déconcentrée du Ministère de l’Économie et des Finances (MEF). Elle a pour mission de former des cadres en finances publiques pour l’Administration de l’État.

Louise, une jeune professionnelle, est rentrée à l’ENAF en 2008.« Dès qu’on sort de cet établissement, on doit fournir son service à l’Administration publique pendant cinq ans. Après la formation, on devient un cadre de la Fonction publique. J’étais enthousiaste à faire cette étude parce qu’après ma formation je pourrais avoir un salaire relativement décent », avance Louise qui ajoute qu’elle a connu dans cette école la plus grande humiliation de sa vie.

Elle affirme avoir toujours obtenu d’excellentes notes dans toutes les matières. Après la première année, elle a donc pu décider de sa filière de spécialisation. Louise raconte que l’un des responsables de l’ENAF l’a appelé dans son bureau dans le but de la féliciter pour ses performances académiques. « Il m’a ensuite entraîné dans une longue conversation sur les multiples avantages qu’offrait la filière que j’avais retenue tel un père qui se soucie de l’avenir de sa fille. Ce jour-là, j’ai malheureusement raté le bus de l’école qui devait ramener les étudiants au Champ-de-Mars. Il m’a donc proposé de me déposer à la station de tap-tap la plus proche de chez moi. »

La jeune femme explique que le directeur avait d’autres plans en tête : celui-ci a tenté de la violer. « Au lieu de me conduire vers le point convenu, il s’est dirigé vers un motel sans enseigne prétextant qu’il allait récupérer quelque chose. J’ai voulu l’en empêcher, mais il s’est obstiné à l’idée d’avoir des rapports intimes avec moi. J’ai finalement prétexté que j’avais mes règles. J’ai fait semblant que je me serai mis disponible pour lui la semaine prochaine. Je ne sais pas comment, mais il m’a cru et d’un ton contrarié, il a repris la route. »

L’événement a eu raison de la motivation de Louise. « Depuis cet épisode-choc, j’avais terriblement conscience des obstacles que je devrais affronter pour réussir ma carrière de fonctionnaire. L’excellence ne suffirait pas comme protection. J’étais traumatisée. Peu avant la fin de la 2e année, j’ai abandonné l’ENAF et tous les plans que je construisais autour de cette spécialisation. »

L’agresseur généralement compte sur le silence de la victime et celle des autres

Les cas de harcèlement sexuel impactent négativement la santé mentale et la carrière professionnelle des victimes. « Tout type de harcèlement dans le cadre du travail va affecter la capacité de la personne à s’épanouir et sa productivité », tranche la psychologue Béatrice Dalencour-Turnier.

Par peur de perdre leur travail, la plupart des victimes refusent de porter plainte. «Les conséquences à long terme sur elles sont tellement graves que ça ne vaut pas la peine de garder le silence », avance la spécialiste. Elle conseille aux victimes la proactivité : « La première chose est de voir comment on peut confronter la personne publiquement. L’agresseur généralement compte sur le silence de la victime et celui des autres. »

En cas d’échec de cette méthode souple, Béatrice Dalencour-Turnier invite les victimes à documenter dans un carnet l’occurrence des cas de harcèlement afin d’avoir des preuves si elles décident de porter plainte. « Elles ne doivent pas compter sur leur mémoire », prévient la psychologue.

Le harcèlement n’est pas puni par le Code pénal

« Je rencontre souvent des femmes employées ou étudiantes qui subissent le harcèlement sexuel. Certaines sont contraintes d’abandonner, d’autres ont succombé. Malheureusement, elles ne peuvent pas porter plainte. La loi surtout en matière pénale est d’application stricte. On ne peut pas juger quelqu’un pour un fait que la loi n’a pas prévu », avoue Norah Jean-François, présidente a. i de la cour d’appel de Port-au-Prince.

En revanche, magistrat Jean-François avance que les victimes devraient avoir recours au conseil administratif de l’institution où elles travaillent. « Le problème, c’est que même le corps administratif peut être infiltré. »

Le projet du nouveau Code pénal dispose d’après la juge de quelques propositions sanctionnant le harcèlement sexuel. « Dans ce projet de loi, les harceleurs sont passibles d’emprisonnement et d’amende. Il reste maintenant au parlement de voter le projet des codes pénal et de procédure pénale. »

Par ailleurs, une victime de harcèlement au sein de l’administration publique peut se plaindre auprès de son supérieur hiérarchique, d’après Henry Boucicaut, Coordonnateur de la fonction publique au sein de l’OMRH. Sinon, continue Henry Boucicaut, la victime peut envoyer une plainte au Conseil supérieur de l’administration et de la fonction publique (CSAFP) en déposant sa correspondance à l’OMRH. Présidé par le Premier ministre en fonction, le CSAFP est constitué de douze membres, dont sept ministres et cinq personnalités de la société civile. Ayibopost n’a pas pu confirmer si cette structure a déjà entendu des cas particuliers de fonctionnaires ou de contractuels victimes de harcèlement.

Laura Louis

Widlore Mérancourt a contribué à ce reportage


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