La Réunion renonce à finir l’absurde « nouvelle route du littoral »
Le ruineux projet de la « nouvelle route du littoral » (NRL) ne se fera donc qu’à moitié. C’est que qu’a annoncé le président de région (Les Républicains) , alors qu’il est en difficulté pour le second tour des municipales. Bien placée, la liste d’Union de la gauche veut remodeler le transport sur l’île.
« Une demi-NRL et un gâchis entier ». Le 11 juin dernier, ce titre d’Imazpress, l’un des principaux médias de La Réunion, a mis fin au suspense. Didier Robert, le président de la Région, candidat à la mairie de Saint-Denis, chef-lieu de l’île, a jeté l’éponge. Les travaux de la nouvelle route du littoral n’iront pas à leur terme : seule la première partie, quasiment achevée et construite sur pilotis en bordure du rivage, entrera en service fin 2021.
Ce gigantesque viaduc de 5,4 kilomètres relie Saint-Denis au lieu-dit La Grande Chaloupe. À partir de là, il était prévu que la route se poursuive, non plus sur pilotis, mais sur une digue adossée à la rive jusqu’à La Possession en direction du Port, poumon économique de l’île. Cette dernière partie de l’ouvrage promettait d’être monumentale avec une digue de 3 kilomètres de longueur, de 100 mètres de largeur et d’une dizaine de mètres de hauteur. Des millions de tonnes de roches massives à ancrer dans les fonds marins avec des ravages sur l’environnement faciles à imaginer.
Pour l’édifier, Bouygues et Vinci n’avaient pas d’autre solution que de continuer à prélever des « andains », ces grosses pierres d’origine volcanique qui pullulent sur les terres agricoles. « Les champs de cannes sont ainsi“épierrés”, mais la plupart du temps sans suffisamment de précautions, ce qui fait peser de graves menaces sur les terres agricoles », explique Jean-Lional Vigna, de la Société réunionnaise pour l’étude et la protection de la nature.
Le prélèvement des andains nécessaires à la construction de la route sur pilotis a déjà fragilisé 50 kilomètres de côte. Conséquence : en 2018, deux tempêtes tropicales d’importance pourtant moyenne, Berguitta et Fakir, ont provoqué des dégâts considérables : inondations, glissements de terrain, coulées de boues dévastatrices, cultures détruites, ainsi que, hélas, la mort de deux jeunes gens ensevelis sous leur maison.
« En début d’année, avant le premier tour, Didier Robert cherchait à gagner du temps »
L’abandon de la route sur digue est donc un immense soulagement. Désormais, la poursuite du chantier de la NRL va passer par la solution que préconisaient… les opposants politiques de Didier Robert. Une couleuvre qu’a dû avaler l’homme fort de la droite réunionnaise. « Puisqu’il semblait évident que le chantier était dans une impasse, nous, écologistes proposions de rallier la ville de La Possession, en reliant le viaduc à la route actuelle et en protégeant celle-ci avec des paravalanches », dit Jean-Pierre Marchau, adjoint Europe Écologie-Les Verts (EELV) aux transports de la mairie de Saint-Denis, candidat sur la liste d’Union de la gauche emmenée par Ericka Bareigts, ancienne ministre des Outre-mer de François Hollande.
Reporterre a déjà raconté les dégâts de la route sur pilotis sur les coraux, de multiples espèces d’oiseaux et le grand dauphin ou la baleine à bosse, ainsi que le parfum de scandale politico-financier qui entoure le mégachantier de la NRL, l’un des plus « grands projets inutiles » français avec son budget initial de 1,66 milliard d’euros — il dépassera finalement les 3 milliards d’euros — pour… 12,5 kilomètres de route. Du jamais vu dans l’histoire du BTP !
À quelques jours du deuxième tour des élections municipales, le fiasco de la nouvelle route du littoral a bousculé la donne. « En début d’année, avant le premier tour, Didier Robert cherchait à gagner du temps. Il promettait de finaliser la route comme prévu en trouvant des solutions pour approvisionner le chantier en roches massives », se rappelle Jean-Pierre Marchau. Le report du second tour pour cause de confinement et la situation très délicate dans laquelle Didier Robert aborde le second tour lui ont fait revoir ses calculs — la liste d’Ericka Bareigts a été créditée de 42,70 % des suffrages, celle de Didier Robert de 24,88, alors que les centristes forts de leurs 13,01 % de voix ont rejoint Ericka Bareigts.
La liste de gauche porte un projet dans lequel les transports en commun jouent un rôle central
Didier Robert a alors annoncé vouloir mettre la partie de route sur viaduc en service dès qu’elle serait reliée à l’ancienne route au niveau de la Grande Chaloupe. Cela sera le cas d’ici à la fin de 2021, soit l’année des élections régionales, où il sera certainement candidat à sa propre succession s’il ne l’emporte pas à Saint-Denis. « Les mauvaises langues diront que l’annonce de l’abandon de la route sur digue n’est donc pas due au hasard et que le président de la région préférerait amorcer la campagne des régionales avec une demi-victoire, à savoir la livraison de cette demi-NRL, plutôt que de se laisser encore et toujours malmener par les polémiques qui touchent ce chantier », estime-t-on dans l’article d’Imazpress.
Les conditions de circulation sur l’île sont très mauvaises : elle compte 860.000 habitants et 450.000 véhicules circulent sur un territoire de 2.500 km2. Or le réseau routier se résume presque exclusivement à la deux fois deux voies qui ceinture l’île. La problématique des transports est donc vitale à La Réunion. C’est vrai notamment dans les principales villes, qui souffrent toutes d’embouteillages quotidiens, notamment Saint-Denis avec ses 150.000 habitants. « Or, notre Union de la gauche et les divers droite de Didier Robert ont des conceptions très différentes. Rien ou presque n’a été fait pour les transports en commun depuis la prise de la Région par Didier Robert il y a dix ans. Sa première décision a été d’abandonner le projet de tram-train de son prédécesseur, Paul Vergès, pour celui de la NRL. On voit où cela a conduit l’île, désormais très lourdement endettée ! » déplore Jean-Pierre Marchau.
À Saint-Denis, la dualité est similaire. La liste de gauche porte un projet de transformation urbaine dans lequel les transports en commun jouent un rôle central. La liste menée par Didier Robert s’oppose en grande partie à ce projet. La situation très spécifique de la ville fait que la circulation y est fortement contrainte entre les boulevards Nord et Sud, qui bordent le centre. « L’expansion se fait le long des hauteurs qui dominent la ville. Mais les rues y sont étroites, sinueuses et très raides par endroits, ce qui complique énormément la circulation des bus. C’est la trentaine de milliers d’habitants qui habite les“hauts”, les plus pauvres, qui en pâtit le plus », regrette l’élu écologiste.
Que prévoit la liste de gauche ? La construction de quatre, voire cinq téléphériques urbains repartis le long des hauteurs de la ville. Connectés à un tramway reliant d’est en ouest l’aéroport au centre-ville, cette solution aurait le mérite de désengorger les boulevards. « Ce tramway pourra transporter jusqu’à 80.000 personnes par jour. L’ouverture d’une nouvelle voie à travers la vieille-ville permettra aux piétons, aux cyclistes ou aux trottinettes de rejoindre directement la mer depuis la mairie. Il s’agit d’un remodelage urbain en profondeur », poursuit Jean-Pierre Marchau.
Il est temps que La Réunion se désengage de sa dépendance à la voiture
La première station du premier téléphérique [1] sort de terre. Il reliera sur 2,7 kilomètres le quartier populaire du Chaudron, lieu de passage important, au quartier de Bois-de-Nèfles sur les pentes de la ville. Ses cinq gares desserviront trois lycées, deux collèges, l’Université et le Crous (Centre régional des œuvres universitaires et scolaires). « Ces transports par câbles constituent l’extension naturelle du réseau urbain, étant donné la topographie de la ville. De plus, leur coût est raisonnable : 47 millions pour le premier, 32 millions pour le second (qui ne comptera que deux gares) et leur construction est rapide, puisque le premier téléphérique fonctionnera dès mi-2021 », indique Mickaël Nacivet, chef de projet pour la construction de ces téléphériques.
Trois mille personnes par jour, dans 46 des cabines de 10 places, pourront circuler du Chaudron à Bois-de-Nèfles. « Il n’y aura pour ainsi dire pas d’attente et les habitants les plus éloignés mettront une quinzaine de minutes pour descendre en ville, alors qu’il leur faut aujourd’hui souvent près d’une heure », se félicite Mickaël Nacivet.
Pourquoi n’avoir pas eu recours plus tôt à une solution qui a fait ses preuves à Medellín, à Rio ou à La Paz ? « Le survol d’habitations est possible depuis la loi de transition énergétique votée en 2015, ce qui a ouvert en France le marché des solutions de transport urbain par câble, très peu développé d’ailleurs en Europe », rappelle Jean-Marc Grellier, directeur du projet de Saint-Denis pour l’entreprise grenobloise Poma, plus connue pour ses activités liées aux sports d’hiver.
Les premiers va-et-vient du téléphérique de Saint-Denis seront observés de très près. C’est une première en France en milieu urbain — la ligne qui survole la rade de Brest, beaucoup plus courte, ne survole aucune habitation. Grenoble, Ajaccio ou Toulouse ont aussi des projets. Et à La Réunion, si la population de Saint-Denis s’en félicite, nul doute que le transport par câble fera des émules à Saint-Leu, Salazie ou Saint-Paul, toutes trois construites également à flanc de pente et confrontées aux mêmes problèmes de transport.
Il est temps que La Réunion se désengage de sa dépendance à la voiture. « En 1993, seuls 5 % des déplacements se faisaient par transports en commun. Vingt-cinq ans plus tard, ce chiffre n’a hélas pas bougé », déplore Jean-Pierre Marchau.