Tribune
De l'activisme mémoriel à la violence symbolique : où va la Martinique ?
Jean Marie Nol, Economiste
Depuis quelques mois, l’histoire est devenue en Martinique un formidable espace de jeux politiques. Et si les « guerres de mémoires » étaient, en Martinique , un moyen de faire entrer le passé dans le présent sur les questions politiques, sociales, culturelles, essentielles ?
À partir des années 2000, le gouvernement français a mis en place une série de politiques économiques néolibérales. Ces mesures se sont imposées dans tous les secteurs de la vie sociale en Martinique. La régulation par le marché a ainsi envahi les systèmes de santé et de logement, le code du travail, le système de retraite et surtout le système éducatif. Vingt ans après, cet ordre social a commencé à être contesté. La société Antillaise a entrepris alors un long processus de mobilisation mémorielle conduit principalement par des historiens de la mouvance patriotique.
Mais l'action en termes de politique contestataire est essentiellement aujourd'hui le fait du mouvement activiste pan africaniste qui met en place des répertoires d’action collective représentatifs de ces mécanismes : la désobéissance civile, la démocratie directe, les défilés et manifestations pour la réparation , les occupations de lieux symboliques comme les supermarchés de la caste "békés" et les actions de violence politique avec les destructions de statues de schoelcher, de Joséphine de Beauharnais, et de Pierre Belain d’Esnambuc.
Dans ce contexte, nous observons un processus de radicalisation – au sens pratique et idéologique – de l’engagement des jeunes activistes Martiniquais . Cette radicalisation, entendue comme une pratique illégale en politique et dont l’objectif est de briser l’ordre établi dit colonial, se manifeste par l’action directe de collectifs disposés à recourir à la violence symbolique soit parce qu’ils estiment que les formes conventionnelles d’action sont inefficaces, soit parce que la répression ne leur laisse d’autres choix que le passage à la revendication violente.
Depuis la fin des années 1990, l'esclavage et la question de la colonisation suscitent un vif engouement mémoriel. En témoignent notamment le nombre des recherches généalogiques sur des ancêtres ayant été esclaves, la multiplication des commémorations locales consacrées à la révolte des esclaves et la résurgence d’un discours militant, à teneur de réparations.
Les plaies de l'histoire de l'esclavage et de la colonisation ne sont toujours pas refermées aux Antilles, mais avec la période de la départementalisation la société Antillaise a accumulé des silences pour faire en sorte que tous les citoyens poursuivent leur vie ensemble. Ce n’est que maintenant que les mémoires douloureuses remontent à la surface de la société Martiniquaise. Et parfois, alors, des conflits commencent car la traite des esclaves et la colonisation ont été un traumatisme historique dont les conséquences sur le psychisme des Antillais n'ont jamais été suffisamment étudiées. Ce sont les conséquences morales qui sont préoccupantes pour nous. Actuellement émerge, à l’échelle de la Martinique, un discours, des normes morales, des actions publiques, des acteurs, des revendications qui tendent à standardiser la manière dont il faudrait s’emparer du passé. Il ne faut pas «oublier». Il faut «révéler une vérité» qui serait «cachée». La mémoire est devenue une valeur cardinale de la société Antillaise contemporaine.
On sait qu'une personne qui commet des actes de violence et celle qui en est la victime peuvent souvent occulter le traumatisme subi, agissant comme s'il n'avait jamais eu lieu. La victime ne reconnaît pas l'agression et l'auteur de la violence ne reconnait pas son crime. En effet, comment peut-on reconnaître le traumatisme ou le crime que l'on nie. Cela peut se produire au niveau des communautés, où les atrocités commises sur un groupe sont enfouies dans la mémoire collective, passées sous silence, ce qui signifie que les plaies ne sont jamais réellement refermées et que le ressentiment couve et vient hanter l'avenir.
L'histoire des siècles précédents a ainsi laissé en Guadeloupe et plus encore en Martinique des blessures profondes qui ne sont toujours pas cicatrisées aujourd'hui comme le démontre les très récents événements survenus à Fort-de-France. Aujourd'hui, les esprits s'échauffent sérieusement en Martinique où des heurts entre manifestants et policiers se sont poursuivis dans la nuit du 16 juillet à Fort-de-France. Deux statues ont été incendiées à la Savane : celle de Pierre Belain d’Esnambuc et celle de Joséphine de Beauharnais. Les manifestants s'étaient rassemblés hier devant le commissariat après l'interpellation de 3 activistes soupçonnées de violence contre des policiers, le 15 mai dernier. Rapidement, les esprits s’échauffent. Poubelle incendiée, policiers caillassés. Au cours des échauffourées trois jeunes militants ont été arrêté par les gardes mobiles de la gendarmerie lors d’une charge pour disperser les manifestants dans la rue Victor Sévère à fort de France. Par ailleurs, le maire de fort de France Didier Laguerre a été pris à partie par un groupe d'activistes venu lui demander des comptes sur les violences policières d'hier et le problème de la chlordécone. La situation a rapidement dégénéré entre les militants et le service d’ordre qui assurait la protection de Didier Laguerre. La situation est devenue délétère en Martinique et cela peut rapidement basculer dans une autre dimension, celle d'une flambée de violence incontrôlable sur fond de tensions raciales. En effet, selon certains historiens, ces jeunes activistes sont désœuvrés, ils n'ont pas d'autres options pour faire entendre leur cause que se livrer à des actes de vandalisme, et c'est sûrement les prémisses d'une violence raciale qui est en train de s'installer en Martinique. Il s'agit d'un ras-le-bol contre les autorités et les forces de l'ordre. Bien sûr, certains incitent à la haine contre les "békés", mais la véritable motivation de tout ce combat, même s'il dégénère parfois, est la lutte contre les symboles de l'esclavage et de la colonisation. Depuis quelques jours, toutes les tensions semblent exacerbées. Le plus dramatique dans tout cela est cette sorte de révolte qui ne concerne qu'une infime partie de la jeunesse Martiniquaise ... Mais les élus ont peur de l'explosion, et se taisent dans leur grande majorité tant la question de la quête identitaire et de la mémoire est sensible. La Martinique est en train de se transformer en poudrière. Bien sûr, cette situation est pénible pour tout le monde, mais ces jeunes activistes qui ont commis des actes de violence hier, se trouvent selon certains Martiniquais face à des problèmes insurmontables : élevés souvent par des mères seules, ils ont des problèmes de drogue, de chômage, et le climat actuel de la crise du coronavirus ne favorise pas l'apaisement des esprits. On parle des violences aujourd'hui, mais la violence est présente chaque jour maintenant en Martinique où l'on recense encore récemment en une semaine trois meurtres par armes à feu. Désormais les nerfs sont à vif en Martinique et nul ne sait ce qui peut se passer dans les prochains jours d'autant qu'il faut s'attendre à une rentrée très dure sur le front économique et social.
La pandémie de Covid-19 frappe aujourd’hui le monde entier et la Martinique n’y échappe pas notamment sur le plan du tourisme. Nous ne savons pas encore, à l’heure actuelle, ni à quelle vitesse nous sortirons de la crise sanitaire, qui rebondit en ce moment même en France, ni comment l’économie redémarrera en septembre.
Tout cela signifie que la situation économique très difficile en Martinique rajoute de la crise à la crise, en anticipant un avenir sombre. Le grand risque à mon avis est la survenance d'une crise bancaire. En l’occurrence, les banques vont sans doute devoir gérer des emprunteurs défaillants, des entreprises ou des particuliers qui ne pourront pas rembourser leurs crédits à cause de la situation sanitaire qui se dégrade encore ces jours derniers. Elles devront donc éponger une partie de ces pertes subies par les agents économiques et ce grâce au "coussin de sûreté" exigé par la nouvelle réglementation. Leurs fonds propres, ou en d'autres termes, l'argent qui leur appartient en propre et qui n'est pas sur les marchés, risquent donc de fondre comme neige au soleil....
Dans ce contexte, le scénario noir qui se profile est une crise bancaire en Martinique, car les banques jouent le rôle de perfusion : c'est à travers elles que l'État maintient l'économie en vie. C'est par les établissements bancaires, en effet, que transitent les prêts garantis par l'État, soit au niveau national 300 milliards d'euros destinés à soulager la trésorerie des entreprises et professionnels subissant le choc sanitaire.
Les banques doivent s'attendre à une explosion des défauts de paiement pour les crédits.
En conséquence, en cas de rupture du système bancaire, il faut nécessairement s'inquiéter qu'une véritable crise sociale et sociétale ne se profile à l'horizon avec toutes les conséquences que l'on subodore sur le plan du vivre ensemble aux Antilles.
Nos concitoyens doivent tirer les leçons du passé. Ce n'est qu'en faisant un travail de deuil et en n'occultant pas les problèmes d'ordre économiques et sociaux que nous parviendrons à l'unité et à la guérison dont le monde a tellement besoin. J'espère que ce jour est seulement le début d'un voyage collectif vers ce but pour notre jeunesse, car nous considérons que les sociétés ou les élites politiques qui ont moins d’hésitation sur leur vision du présent et de l’avenir n’ont, en général, pas besoin de la mémoire au sens contemporain du terme. L’obligation de «faire face» à son passé pour en soigner les «séquelles» est devenue un lieu commun de nos sociétés démocratiques. C’est bien de regarder son passé, mais pas au prix d’un aveuglement face au présent d'une crise économique et sociale inédite.
Ainsi déjà la pandémie a fait perdre leur emploi à plusieurs dizaines de millions d'Américains, et ils étaient 32 millions à être inscrits au chômage à la fin du mois de juin, contre 1,6 million un an plus tôt, selon les chiffres publiés jeudi par le département du Travail. Par ailleurs, près d'un Américain sur six (16%) n'a pas pu payer son loyer en juin à cause de la crise du Coronavirus, et près d'un sur trois (30,6%) est inquiet pour l'échéance de juillet, selon une enquête menée par le Bureau du recensement auprès de 73,8 millions de personnes entre le 2 et le 7 juillet.
Alors dans ce contexte, se focaliser sur le passé et ne commémorer que la part d'ombre de la société Antillaise et ne faire du passé qu’un fardeau de responsabilités me paraît dangereux, car il ne fait aucun doute que l'activisme mémoriel fait écran au présent avec la crise actuelle du coronavirus et obscurcit l'avenir face aux dangers qui nous attendent demain avec la destruction des emplois en Martinique liée à l'automatisation de la révolution numérique et l'intelligence artificielle.
Enfin, nonobstant la question de la mémoire, nous savons déjà que ce choc économique et social du Covid 19 va mettre rudement à l’épreuve nos sociétés, nos institutions, nos banques, nos politiques publiques, et la cohésion sociale de nos territoires ultramarins de Guadeloupe et Martinique, alors point besoin de rajouter de la crise à la crise !
En Martinique, la population est encore relativement épargnée par la crise, grâce au programme d'aide massive de la France hexagonale, alors surtout tournons vers l'avenir et faisons mentir le proverbe créole qui dit : "Fò mèt difé an pay-sèk, pou tann langaj a krikèt." (La fin justifie les moyens )
Jean Marie Nol, Economiste