Littérature haïtienne: urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter
La leçon inaugurale de Yanick Lahens au Collège de France
Hugues Saint-Fort
Le Collège de France occupe une position unique parmi les institutions d’enseignement supérieur et les établissements de recherche en France. C’est incontestablement le plus prestigieux établissement de recherche français. Jusqu’en 2017, il y avait 21 Prix Nobel qui y étaient rattachés. Une large variété de disciplines, allant des Humanités aux Sciences dures y sont enseignées. Les cours sont gratuits et ouverts à tout le monde bien qu’ils ne conduisent à aucun diplôme. Les leçons inaugurales du Collège de France représentent toujours un petit événement dans le milieu universitaire français. Celle qui était prononcée par Michel Foucault au début des années 1970 reste mémorable et soulève encore des discussions.
Le jeudi 21 mars 2019, l’écrivaine haïtienne Yanick Lahens prononça la leçon inaugurale #289 au Collège de France.
L’enseignement de Yanick Lahens au Collège de France en 2018-2019 a inauguré la chaire annuelle Mondes francophones, créée en partenariat avec l’Agence universitaire de la francophonie. C’est cette leçon inaugurale qui est publiée par le Collège de France et les éditions Fayard dans une magnifique et solide plaquette de 69 pages. Elle fait l’objet de ma recension d’aujourd’hui.
On connaissait Yanick Lahens comme la brillante créatrice littéraire dont la sensibilité et l’imagination sont venues reconfigurer les univers culturels et sociaux qu’elle s’attache à décrire. Au fil des ans, des productions romanesques comme La couleur de l’aube (2008), Failles (2010), Guillaume et Nathalie (2013), Bain de lune (Prix Femina 2014), Douces déroutes (2017), en témoignent amplement. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, elle se place du haut d’une autre perspective, celle de l’universitaire spécialiste d’études littéraires et d’histoire, qui réfléchit sur la littérature de son pays natal, interroge son historicité fondamentale et pose ses conclusions.
Le fil conducteur de la leçon inaugurale de Yanick Lahens part de la volonté de faire entendre la voix haïtienne, c’est-à-dire celle d’une différence francophone étrangement absente de l’histoire de la France, bien que cette ile «de 1697 à 1804, quand elle s’appelait Saint-Domingue, a pourtant été une colonie dont le poids économique et politique fut déterminant dans l’histoire de la France et dont l’indépendance, en 1804, représenteun moment majeur, «l’une des origines, l’une des sources de la civilisation moderne»».
Yanick Lahens ne craint pas de prendre le taureau par les cornes et d’identifier clairement les raisons de cette absence, dans cette «dissemblance inexorable» (Jacques Roumain) construite par les premiers chroniqueurs de Saint-Domingue, mais dénoncée par des chercheurs haïtiens, des anthropologues comme Laënnec Hurbon, dans son «incontournable ouvrage Le Barbare imaginaire». En fait, tout le XIXe siècle français, britannique, américain n’a pas cessé de «dire la barbarie haïtienne» (Hurbon 1988) afin d’espérer «repousser la contagion haïtienne de l’indépendance politique pour les peuples encore sous colonisation et esclavage…» (Hurbon 1988).
Lahens ne manque pas de signaler à la recherche universitaire française l’importance de penseurs haïtiens du 20ème siècle qui sont devenus incontournables, comme Jean Casimir, Michel-Rolph Trouillot, Alain Turnier, Roger Gaillard, Claude Moïse, et de critiques littéraires haïtiens comme Maximilien Laroche, Max Dominique, Pradel Pompilus, Yolaine Parisot, Françoise Simasotchi. Cette ignorance des chercheurs français vis-à-vis de la pensée et de la littérature haïtiennes persiste, dit Yanick Lahens, «malgré les travaux remarquables d’éminents historiens français comme Yves Benot, Marcel Dorigny, Florence Gauthier, Jean-Pierre Le Glaunec, d’anthropologues français comme Alfred Métraux, Gérard Barthélemy, et de critiques littéraires français comme Léon-François Hoffman, Régis Antoine, Anne Marty ou Yves Chemla. » (p.17).
À la suite de tant d’autres chercheurs, Yanick Lahens plaide pour une distanciation des générations actuelles à l’égard du vocable ‘francophone’, jugé beaucoup trop eurocentrique. Elle ne craint pas d’affirmer que «ce mot fait peur, dérange ou met mal à l’aise comme ceux de ‘post-colonial’ ou de ‘décolonial» (p.19). Elle rappelle l’importance de chercheurs haïtiens comme l’anthropologue Laënnec Hurbon, le sociologue Jean Casimir, le poète Georges Castera, l’écrivain Syto Cavé, l’historien Michel Hector qui ont prolongé les discours et critiques de chercheurs postcoloniaux classiques comme Edward Saïd, Achille Mbembe, Homi K. Bhabha… en les adaptant aux réalités culturelles, historiques et socio-politiques d’Haïti.
Le triomphe de la Révolution haïtienne (1791-1804) qui a pris par surprise l’ensemble du monde colonialiste et esclavagiste a contribué à créer trois dimensions originales dans la constitution de ce nouvel Etat-nation: l’intégration de l’Autre dans le «nous» national, en dehors de toute considération d’origine, de culture ou de phénotype, plus précisément, les troupes polonaises et les soldats prussiens qui s’étaient désolidarisés de l’armée napoléonienne pour rejoindre l’armée indigène.» (p.30); la politique d’hospitalité qui permit à toute personne qui souffrait de privations de liberté d’être accueillie à bras ouverts en Haïti; «une fraternité agissante envers ceux qui, dans n’importe quel point du globe, luttaient pour leur indépendance.» (p.30).
Le cœur de cette leçon inaugurale se trouve dans l’interrogation d’habiter les 27.750 km2 du territoire haïtien et de faire communauté, les colons français qui avaient été les bourreaux des Africains réduits en esclavage ayant été chassés après 1804, en réunissant plus de vingt-quatre ethnies africaines, hommes et femmes fraichement arrivés d’Afrique, communément appelés les «Bossales.» On assistera donc à l’émergence de deux cultures originales, l’une qu’on a appelé le «pays en dehors», héritière pour l’essentiel des traditions des sociétés villageoises africaines. Les descendants de ces sociétés villageoises «se regrouperont autour de la petite propriété, inventeront un mode d’occupation de l’espace des terres intérieures, une forme d’organisation matrimoniale, consolideront une langue, le créole, et une religion, le vaudou.» (Michel Hector et Jean Casimir: «Le long dix-neuvième siècle haïtien», texte non édité).
L’autre culture, connue sous le nom de «Créole» était beaucoup plus proche des valeurs du monde occidental. «Ils [les dépositaires de cette culture] assument l’héritage de la langue française, de la religion catholique et un mode d’organisation étatique. Un mode d’organisation, comme le souligne Jean Casimir, où l’existence des Bossales n’est ni concevable ni désirable.» (p.39).
Lahens prend soin de souligner que ces deux cultures, malgré leur nature fondamentalement différente, «n’ont pas cessé de se côtoyer, de se définir l’une par rapport à l’autre depuis le début de ce XIXème siècle.» (p.39). Elles se sont interpénétré tout au long de leur évolution sur le territoire national. Mais, dit Yanick Lahens, «nous restons en Haïti tributaires du clivage Bossales / Créoles qui atteste une évidente continuité du monde colonial…» Ce monde colonial que nous devons tenir à distance, dit Lahens, «afin d’opérer sans relâche ce travail de décolonisation interne» (p.40).
L’autre dimension présente tout au long de la leçon de Yanick Lahens qui complète la difficulté de faire communauté réside dans la question de la langue. La professeure nous rappelle une vérité que personne ne songerait à contester: en Haïti, «La littérature écrite en langue française est encore celle d’une minorité.» (p.41). Reprenant la distinction célèbre énoncée par Deleuze et Guattari au sujet de Kafka, Yanick Lahens cite: «Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité pratique dans une langue majeure.» Ainsi donc, elle affirme que «la littérature écrite en langue française est… celle d’une infime minorité sommée d’écrire pour dire un «nous» capable de fonder une communauté de citoyens.» (p.43). Le mimétisme a longtemps travaillé la littérature haïtienne d’expression française, rappelle Yanick Lahens. Toutefois, elle souligne fort à propos, l’analyse du célèbre critique Homi Bhabha qui a mis en valeur, dans Les Lieux de la culture, «le mimétisme postcolonial comme un avantage épistémologique dans son potentiel de destruction de l’image globalisée et transhistorique de l’esclave ou du Noir.» (p.45).
A partir des années 1960, avec l’entrée en scène de la sanglante dictature de Duvalier, une question va dominer le monde des écrivains et des intellectuels haïtiens: fuir ou rester en Haïti? Yanick Lahens résume admirablement ainsi les données du problème: «La difficulté du «nous», les risques du politique, le besoin de dire «je» et l’attrait jamais affaibli du Nord comme espace plus sûr, plus libre, configureront dès le milieu du XIXe siècle cette oscillation constante entre l’ancrage et la fuite, ce syndrome de départ, cette impossibilité du séjour comme un lieu de l’imaginaire.» (p.49).
Après avoir passé en revue des mouvements littéraires nationaux comme l’indigénisme, et certains de ses représentants comme Jean Price-Mars et Jacques Roumain, sans oublier cet écrivain inclassable que fut le poète Clément Magloire Saint-Aude, Yanick Lahens écrit: «Roumain et Saint-Aude, deux grandes figures qui annoncent une période exceptionnelle de la littérature haïtienne, ce moment où les impossibles semblent pouvoir être transcendés. Celui d’habiter un corps enfin valorisé par la négritude, celui de faire communauté par le rêve socialiste, la timide entrée en scène de la culture populaire et l’impossible de la langue par la découverte de cette condition d’abord verbale de la littérature….L’entrée en scène des couches populaires et de leur culture va durant la seconde moitié du siècle provoquer des changements radicaux dans une nouvelle conscience de la communauté et du voisinage des deux langues nationales. Le pari du français, apanage exclusif des élites et non contaminé par la culture populaire, était de toute évidence intenable. Dans les années 1950, Félix Morisseau-Leroy, répondant à une provocation de ceux qui pensaient le créole incapable de porter une parole hautement littéraire, écrit son «Antigone» en créole. Un courant qui a son origine dans la colonie, qui sortira de l’ombre et qui, depuis, traverse la création littéraire haïtienne. Ces écrivains, par cette avancée symbolique, ont le juste sentiment de rompre avec la supposée extraterritorialité de la langue. Ce rêve d’habiter une langue commune se heurtera malgré tout à l’incapacité de toucher un public créolophone, encore maintenu dans l’oralité et la non-scolarisation.» (p.58).
A partir des années 1960, les écrivains haïtiens remplissent trois espaces différents marquant, dans les termes de Lahens, «une inédite transversalité Sud/Sud et Sud/ Nord des mondes francophones.» (p.60). Au moins trois générations d’écrivains et d’intellectuels haïtiens se sont succédé en France et y ont laissé leur marque, avec des noms aussi prestigieux que ceux de René Depestre, Jean Métellus et Gérald Bloncourt; ou encore celui de Louis-Philippe Dalembert; une troisième est en train de prendre sa place avec James Noël, Makenzy Orcel, Marvin Victor et Pierre-Néhémy Dahomey. Le Canada francophone sera marqué par la génération d’Haïti littéraire et celle de Dany Laferrière, de Marie-Célie Agnant, de Joël Des Rosiers, et de Stanley Péan. Mais, on ne pourra se passer des écrivains restés au pays, comme Frankétienne, Jean-Claude Fignolé, ou revenus, après un séjour à l’étranger, comme les poètes René Philoctète et Georges Castera. Les années 1980 ont vu l’éclosion d’une nouvelle génération de poètes et de romanciers, comme Pierre Clitandre, Michel Soukar, Lyonel Trouillot, Pierre-Richard Narcisse, Gary Victor, Rodney Saint-Eloi, Yanick Jean. Une certaine identité féminine se révèle à la chute de la dictature avec des écrivaines comme Jan J. Dominique, Evelyne Trouillot, Kettly Mars, Emmelie Prophète, Sybille Claude, Saika Céus, Martine Fidèle, Marie-Alice Théard, en Haïti, Marie-Célie Agnant, Stéphane Martelly au Canada, Edwidge Danticat ou Roxane Gay aux Etats-Unis.
Un nouveau rapport entre le français et le créole s’installe chez toute une nouvelle génération d’écrivains. Yanick Lahens explique que «l’introduction du créole dans les premières années de scolarité et sa reconnaissance progressive dans la société les placent dans une position moins frontale dans leur combat pour cette langue, et ils écrivent en français sans ce sentiment de culpabilité de leurs ainés.» (p.67). Désormais, la littérature haïtienne se construit, selon Lahens, en quatre langues: le français. le créole, l’anglais et l’espagnol.
«Cette littérature en quatre langues invite la langue française à cohabiter avec d’autres idiomes sans exclusives, et les mondes francophones à repenser les notions d’identité, de patrimoine, de langue nationale, non point selon les critères du XIXe siècle, mais selon ceux qui dessinent une certaine culture du XXIe siècle. Dans ce monde en train de se faire, les langues ne sauraient plus avoir une seule patrie, un seul drapeau.» (p.68).
Traditionnellement, les leçons inaugurales au Collège de France fournissent au nouveau professeur/à la nouvelle professeure l’occasion de situer son enseignement par rapport à celui de ses prédécesseurs et de dresser l’état des recherches concernant la discipline qui est enseignée. Dans le cas de la littérature haïtienne, si c’était la première fois que cette discipline allait être enseignée au Collège de France, elle n’était pas pour autant inconnue dans l’Hexagone et dans le monde francophone en général. En titrant sa leçon: «Littérature haïtienne: urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter», Yanick Lahens a introduit une problématique originale, qui prend appui à la fois sur l’histoire et la littérature, sur la langue et la modernité. Les penseurs et critiques littéraires haïtiens et étrangers qui ont publié sur la littérature haïtienne ont très peu abordé de telles problématiques qui sont pourtant fondamentales dans l’expérience haïtienne. Cette leçon inaugurale devra marquer l’enseignement de la littérature haïtienne au sein de l’université française. Les autres leçons qui suivront offriront sans doute plus de détails pour une meilleure compréhension du fait littéraire haïtien.
Hugues Saint-Fort
New York, octobre 2020