Vient de paraître
Quatre siècles de chansons grivoises et paillardes aux Antilles-Guyane
de Esther Eloidin
« Quatre siècles de chansons grivoises et paillardes aux Antilles-Guyane », un essai de Esther Eloidin, universitaire et musicologue, est paru aujourd’hui 19 février 2021 chez Caraïbéditions.
A lire, cette interview exclusive de l’auteure pour montraykreyol.
Comment vous est venue l'idée de travailler sur ce thème ?
Tout d’abord, il faut savoir que je suis une amoureuse des mots et notamment des jeux de mots. Personnellement, cela fait plus de vingt ans que je m’intéresse à ce répertoire de chansons grivoises et paillardes. C’est ce long laps de temps qui m’a permis de prendre du recul, de mûrir ma réflexion et de comprendre que ce qui se disait n’était pas simplement anecdotique mais relevait d’une véritable étude anthropo-musicologique L’irruption des musiques coquines ou grivoises et de leurs acteurs dans l’environnement martiniquais n’est pas un phénomène récent. Aujourd’hui, l’engouement que quelques-unes d’entre elles provoquent auprès d’un certain public m’a obligée à m’y attarder. En outre, le fait qu’elles fassent l’objet de censure et n’aient eu de cesse de choquer l’opinion m’interpellent en tant que chercheur. Par-delà les allusions grivoises que laissent entendre les paronomases suggérées parfois par des syllabes finales des mots choisis par les auteurs, comme le font si bien par exemple EriK Négrit Ko ké bien demen/ Koké bien demen ou encore Francky Vincent..Pour caresser tes p'tits seins/ Pas besoin de me faire un dessin - Tiens voilà ton étalon/ Qui enlève son pantalon - Et c'est avec émotion/ Que je touche au fruit de la passion… ces apports lexicaux entre deux mots dont le sens diffère mais dont la graphie ou la prononciation sont très proches, de sorte qu'ils peuvent être confondus à la lecture ou à l'audition, m’ont conduit à réinterroger leur signification.
Après le côté évocateur de ce genre de textes, qui disent la chose sans la nommer, qui causent l'émoi, ou qui en froissent plusieurs, j’entends surtout l’auteur qui, sous couvert d’humour, ne mâche pas ses mots pour dénoncer, mettre à plat les tabous tout en mettant en boîte les religieux, les politiques, l’administration, quel que soit leur statut social. Dans certains textes de ces chansons, nous retrouvons également des propos virulents, agressifs et misogynes qui font la promotion du crime et d'une sexualité qui humilie la femme. Taxés d’anticonformiste ou d’avoir un goût prononcé pour les gros mots, les artistes incriminés prétendent, de leur côté, que ces textes se veulent une dérision de la société. Aimant provoquer, quitte parfois à ne pas faire l’unanimité, ces artistes, ont été pendant de nombreuses années, en procès permanent avec les tenants du politiquement correct.
Souvent, et indépendamment des efforts faits par leurs auteurs-compositeurs, leur nature singulière fait que ces musiques ne sont pas largement accessibles au public. Ce n’est que dans des cadres spécifiques et limités qu’elles viennent à nous, sous forme notamment de concerts, de disques, d’émissions de radio et de télévision traitant de la question de l’achoppement, et, encore très difficilement, à travers les sites Internet qui leur sont consacrés.
Toutefois, les gens peuvent se les approprier eux-mêmes. Ce constat m’a amenée à m’intéresser à la place qu’occupent ces musiques dans l’expérience sociale martiniquaise, à envisager l’influence qu’elles exercent sur les valeurs de la société martiniquaise, ses habitudes et ses pratiques culturelles et à tenter, en retour, d’évaluer, dans les rapports sociaux, les incidences de cette situation sur la perception qu’un individu a de l’autre. Je me suis intéressée également au devenir des dites musiques, ainsi qu’à celui de celles et ceux qui les pratiquent ou les partagent.
Alors que les recherches sur la tradition musicale de la Martinique se sont multipliées durant ces dernières décennies, aucune recherche universitaire sur les textes de chansons grivoises, obscènes et pornographiques ne semble pas encore initiée à ce jour. D’une manière générale, l’étude des textes de chansons en Martinique demeure un domaine encore trop peu travaillé. La chanson populaire et particulièrement grivoise, quand elle est analysée, est simplement évoquée de manière anecdotique.
Partant de ce constat, j’ai voulu comprendre pourquoi ces auteurs et artistes interprètes, considérés, pour certains, comme des parias, s’obstinent à chanter des textes censurés, au détriment de leur réputation ou parfois de leur carrière. Parallèlement à cette interrogation, j’ai surtout voulu étudier le statut de ces auteurs et interprètes de ce type de répertoire salace voire très pornographique.
Enfin, j’ai voulu démontrer que les artistes qui se frottent à ce répertoire de chanson, sont louables et méritent d’être valorisés parce que les mots et les paroles qu’ils emploient– subséquemment à leur caractère érotique et souvent anticlérical – sont les plus vrais et le plus près des gens. S’ils leur arrivent d’être irrévérencieux dans leur manière de ne pas se plier au moule de la société, leurs propos racontent et chantent ce qu’ils voient et ressentent simplement, en faisant usage de la langue créole, qui est merveilleusement poétique, quoiqu’on en dise. C’est aussi pour cela que, dans mes travaux de recherche, je développe le concept de canteurs pour désigner les chanteurs ou chanteuses de chansons grivoises et paillardes. Ils deviennent les porte-voix des problématiques de nos sociétés antillo-guyanaises. Le but de la chanson grivoise, ce n’est pas tant de faire de la chanson que de communiquer. A travers l’apparent anecdotique, les auteurs de chansons grivoises et paillardes cherchent à mettre en forme des problèmes éthiques plus généraux.
Ce sont toutes ces réflexions qui m’ont poussée à aborder ce thème dans mes travaux de recherche universitaire
Les chansons grivoises, voire licencieuses, qui sont mobilisées dans Quatre siècles de chansons grivoises et paillardes aux Antilles-Guyane[1](Caraïbéditions, Février 2021), sont, quant à elles, une ébauche de mes travaux.
Cette publication m’a été commandée par l’éditeur, Florent Charbonnier, suite à une enquête en ligne[2] que j’avais lancée dans le cadre de mes recherches. Très intéressé par le sujet, il a voulu que nous collaborions à un ouvrage de vulgarisation de mes recherches qui serait accessible au plus grand nombre. Ce travail d’écriture et de finalisation du projet a été très difficile tant il y avait d’éléments à aborder, à disséquer, à choisir et à décider. La sélection d’une soixantaine de textes a été pour moi très douloureux car il a fallu trancher, faire des choix de textes judicieux pour arriver à une idée d’ensemble de la ligne directrice que nous voulions donner à ce projet.
Le corpus de textes que j’aborde dans Quatre siècles de chansons grivoises et paillardes aux Antilles-Guyane sont en lui-même le lieu d’un questionnement concernant les mœurs, puisque sa ressource comique provient avant tout d’une appréciation de non-conformisme. Les chansons ainsi analysées, sous leurs aspects historiques, anthropo-musicologique, socio-économique et psychanalytique, s’inscrivent dans la continuité d’un jeu complexe de renvois, allant d’un ordre socialement et moralement réprouvé à un ordre plus communément admis par la société. C’est ce jeu des valeurs morales et sociales et de leurs mobilisations contextuelles que j’ai tentées d’étudier.
Toutes les chansons, ainsi analysées dans cet essai, reflètent les préoccupations de la société antillo-guyanaise et traduisent une vision contrastée des comportements en matière de sexualité. Elles témoignent de l’importance que leurs auteurs, principalement des hommes, accordent à tout ce qui renvoie au plaisir et qui érotise la relation homme/femme. Dans une vision stéréotypée des rapports de sexe, elles confortent les regards portés sur la sexualité construite autour de la notion machiste bien ancrée dans les sociétés antillo-guyanaises. Dans le même temps, elles donnent à voir des femmes qui aspirent à plus de plaisir et de désir partagés, au même titre que les hommes qui, eux, veulent être flattés dans leur virilité.
Quatre siècles de chansons grivoises et paillardes aux Antilles-Guyane (Caraïbéditions, Février 2021) montre comment la chanson grivoise et paillarde peut-être un lieu d’expérimentation et un matériau digne d’intérêt pour le chercheur en anthropo-musicologie. Les paroles très évocatrices qu’emploient les auteurs de ces chansons deviennent une préfiguration de ce qu’est devenue la société antillo-guyanaise. Leurs textes grivois et paillards ont, selon moi, certainement joué un rôle dans l’évolution des mentalités et dans les rapports hommes/femmes aux Antilles-Guyane; ce qui fait d’eux des auteurs engagés de leur temps et un avant-gardiste.
L'évolution des thèmes vers une sexualisation n'est-elle pas consubstantielle à celle des sociétés occidentales et de leurs avatars (TOM, Ex colonies, ...) ?
C’est un peu court comme conclusion… Dans un temps mondialisé, qu’est-ce qui n’est pas occidentalisé ? Votre question est plutôt une constatation et n’appelle pas, à mon sens, une réponse. En même temps, quand on l’analyse, vous parlez de l’évolution des thèmes. De quels thèmes s’agit-il ? La sexualisation des thèmes n’est-elle pas du genre sapiens ? Qu’est-ce que la sexualisation ? Dans des sociétés africaines étudiées par Marcel Griaule, par exemple, ethnologue français célèbre pour ses travaux sur les Dogons, tout est sexualisé depuis le mythe fondateur jusqu’aux relations sociales. L’analyse de ce phénomène humain particulier renvoie inévitablement à l’histoire de l’humanité et à ses fondements historiques, culturels et sociaux.
En ce qui concerne les Antilles-Guyane, la notion du mythe du viol fondateur dont parle la sociologue et anthropologue française, Stéphanie Mulot, qui marque une rupture violente avec l’Afrique, serait à l’origine de nombreux comportements identitaires chez les autochtones et expliquerait une certaine forme de sexualisation dans nos sociétés.
Après les manifestations étudiantes et les grèves générales de mai 68, comme je l’indique dans Quatre siècles de chansons grivoises et paillardes aux Antilles-Guyane, il y a quelque chose de changé dans la société, il n'y a plus de domaine réservé de l'alcôve. Ce qui se passait d’habitude dans l’intimité de la chambre gagne la rue. La démocratie sexuelle se répand et ce qu’on avait pour habitude d’appeler le péché originel commence sérieusement à passer de mode. Jusqu’aux années 2000, la sexualisation ou l’hypersexualisation de l’espace public habitue la population à des représentations stéréotypées irréalistes des corps ainsi qu’à une norme socioculturelle de la beauté. Ce phénomène, par lequel les médias aliènent un caractère sexuel à un produit ou à un comportement, se manifeste dans les magazines, les vidéoclips, les films, l'industrie de la mode et surtout dans la publicité. Et c’est pour cela que Joko nous alerte dans sa chanson Quel beau Dada ! Désormais, tout le plan marketing d’un produit se fait autour de trois objectifs-cibles
- banaliser la sexualité;
- se servir de stéréotypes sexuels;
- utiliser le corps féminin.
Des campagnes publicitaires ont même recours au « porno-chic », une tendance qui consiste à reproduire des images pornographiques pour augmenter les ventes. Dans le « porno-chic », les femmes se retrouvent souvent dans des situations de soumission alors que la domination et la performance masculines sont valorisées. La chanson GGDN de Fuckly est une véritable description de ce phénomène. Montrer en gros plan les jambes, les seins et les cuisses renforce l'idée de la femme-objet.
Mais, les féministes sont rapidement montées au créneau pour démontrer que cette tendance augmentait la tolérance d’une certaine forme de violence envers les femmes, ce qui pouvait même accroître les risques d’agression sexuelle et nuire fortement à l’atteinte de l’égalité hommes/femmes. C’est aussi pour cette raison, qu’aux Antilles-Guyane, des chansons comme Détournement de mineur de Maurice Alcibndor ou encore Fanm san chans’ de Ralph Thamar et Thierry Vaton ont finalement été censurées alors que ces derniers pointaient du doigt, peut-être de façon trop cru et politiquement incorrect, les abus dont pouvaient être victimes les femmes. À partir des années 70, le combat des femmes pour leurs droits et leurs libertés continue et ne cesse de s'amplifier avec les années.
Depuis 2017, avec les hashtags metoo, balance ton porc ou encore les sujets liés aux violences faites aux femmes, aux viols et à l’inceste entre autres, les dénonciations d’agressions sexuelles et violences sexistes à tous les niveaux de la société se multiplient. Le regard porté sur la sexualisation de l’espace public et du corps s’est énormément modifié au cours de ces dernières années. Il n’y a qu’à s’arrêter sur la forte polémique qu’a suscité la sortie du film français Mignonnes, de Maïmouna Doucouré, qui ferait selon plusieurs la promotion de la sexualisation de filles de 11 ans. L’affiche produite par le diffuseur pour assurer la promotion du film représente quatre préadolescentes portant des shorts et des hauts très courts, figées dans des positions lascives qui peuvent être associées au twerking. Grâce à une pétition mise en ligne et ayant récoltée plus de 650 000 signatures, le diffuseur a dû renoncer à exploiter le corps sexualisé de très jeunes filles même s’il s’agit d’un des problèmes sociaux mis en cause dans le film.
Cet exemple récent nous démontre que la parole féminine et féministe se libère et questionne la place des femmes dans la société. Elle aborde des sujets qui s'affranchissent des tabous tout en démystifiant les idées reçues. Fanny J, chanteuse guyanaise, aborde très bien ces thèmes dans ses chansons. Il n’y a qu’à voir comment un producteur martiniquais en prend pour son grade dans sa chanson intitulée Et dis-moi.
Au fil de l'histoire, on distingue qu'un féminisme plus pragmatique s’affirme. Des années 70 à 80, la lutte concernait davantage l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. De 1980 à 1990, la bataille était plus identitaire pour la parité des genres. De nos jours, c'est une nouvelle génération qui émerge cherchant à mettre en applications ses droits, affirmer ses désirs et défendre un féminisme plus concret, pluriel et décomplexé.
Q3 : Quelles ont été vos sources ?
Avant de répondre à votre question, je crois nécessaire de parler de la difficulté que j’ai à rassembler des chansons grivoises et paillardes très anciennes ou inédites. Les Antilles-Guyane sont des sociétés d’oralité. Même si ses populations vivent au milieu d’une profusion d’œuvres musicales, ces dernières ne sont, malheureusement, pas toutes consignées sur une partition. La phonographie a permis d’avoir des enregistrements : c’est pourquoi on peut dire que sans la phonographie, il n’y aurait pas eu de valorisation de cette pratique musicale, tout simplement.
Maintenant, pour répondre à votre question, mes sources reposent essentiellement sur les trois éléments suivants :
La collecte : traquer des indices sonores en fouillant dans les archives – tout type d’archives. J’ai classé ces indices en trois catégories :
- La première associe directement une chanson à son auteur, son compositeur, son époque, son contexte historique et socio-économique ;
- La seconde est plus de type agrégat. Cette phase me permet d’analyser des fragments de partitions, des textes et trouver le rapport texte/musique. Le but est de retrouver de manière sonore la description musicale que fait le compositeur du texte ;
- La troisième catégorie demande une recherche plus longue et c’est la catégorie la plus difficile : le cas typique de la localisation de personnes ressources– vectrices de la transmission de ce répertoire (trouver le matériel d’enregistrement, trouver les personnes ressources qui acceptent de se faire enregistrer, recouper les informations, analyser les informations récoltées, « détricoter » les narrations trouvées pour « neutraliser » le discours, prendre de la distance et éviter de jouer avec les émotions).
Les projets de restitutions d’objets du passé – quels qu’ils soient – nécessitent de s’appuyer sur des disciplines de sciences humaines et sociales (historiens, historiens de l’art, sociologues, ethnologues, etc) L’anthropo-musicologie est le résultat d’une collaboration transdisciplinaire.
Pour la sélection de textes de chansons, j’ai utilisé les recueils de chansons trouvés aux archives, dans les médiathèques et bibliothèques de la Martinique et de la Guadeloupe, aux recueils de partitions de Victor Coridun, Léona Gabriel – Soïme, Livie- Pierre- Charles, du Capitaine Armand Hayet, de Oswald Durand et bien d’autres encore. Je me suis également intéressée aux répertoires des biguines coquines de la ville de Saint-Pierre mais aussi au bèlè lalinklè, au gwo ka, aux chansons de carnaval, au rap créole, au dancehall, au zouk…
Site officiel :
https://streloidin.wordpress.com/
[1] Disponibles dans toutes les librairies, sur les plateformes de vente de livres en ligne et sur le site de l’éditeur