Alé di partou : l’honneur presque perdu des intellectuels réunionnais…
Roger Theodora, Sharl Sintomer et Mickaël Crochet ("Clicanoo")
Un quart de siècle déjà qu’une poignée de militants, sous la bannière du Mouvman pou lo respé lidantité kiltirel rényoné, a relancé le combat pour la reconnaissance officielle du créole réunionnais et si nous avions écouté ceux qui nous disaient en 1997 « alé pat tro vit…domoun lé pankor pré… », nous aurions sans doute attendu des années cet acte juridique fondateur. Ils furent des nôtres au départ mais la stratégie de « rupture » que nous avions adoptée les a conduits à filer an zourit. Ils n’ont jamais été encartés mais clairement « de la gauche anticolonialiste » et quand certains d’entre eux ont sauté le pas, la posture politicienne vite acquise, il était impossible de compter sur eux car « la population n’est pas prête… » nous disaient-ils furtivement entre deux portes.
« Ils », ce sont les intellectuels réunionnais au sujet desquels nous devons faire aujourd’hui ce terrible constat : au cours des deux dernières décennies, ils ont été totalement absents des grands débats ou crises – notamment celle des Gilets jaunes - qui ont traversé la société réunionnaise. En dépit de leurs incontestables compétences, ils n’ont jamais assumé les responsabilités qui sont les leurs dans un péi où le malaise identitaire, l’illettrisme, la souffrance sociale…, ne sauraient être que des thèmes de recherche. Engagement et opiniâtreté ont également fait défaut à ceux qui auraient pu ou dû être des figures de proue et éclaireurs du présent et des passeurs d’avenir. Une situation d’autant plus « paradoxale » que cette génération « Départementalisation » a bénéficié comme nous d’un statut social très confortable et pour les universitaires du privilège incommensurable des libertés académiques –…pleine indépendance et liberté d’expression… – (*) « pou détak zot lang » !
Au lieu des synergies attendues entre toutes les catégories de notre péi, l’entre-soi et une prudence confinant au conformisme ont été les marqueurs du comportement d’universitaires qui ont toujours su jusqu’où ne pas aller pour éviter le conflit avec l’Institution. Nous qui défendions une stratégie pancréole, avions été par ailleurs surpris par l’agacement manifesté et les critiques formulées à l’endroit des Antillais alors même que nombreux sont ceux d’ici qui considèrent comme des référents incontournables les Frantz Fanon, Aimé Césaire, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant…et autres intellectuels engagés. La Réunion « Ile à peur(s) » à ce point ?... Il appartiendra aux ethnologues et autres spécialistes de se pencher un jour sur la question mais force est de constater que dans les deux situations exposées ci-dessous les vieux démons du passé ont la vie dure !
Au début de l’année 2001, les textes réglementant l’enseignement du créole réunionnais sont opérationnels et nous disposons alors de deux graphies (1977 et 1983) dont la deuxième est même adossée à un dictionnaire fruit d’un travail universitaire collectif. La sagesse et l’efficacité commandaient de les adopter sans tarder dans tous les domaines de la vie de notre péi et à l’usage de procéder aux ajustements graphiques nécessaires. Trop simple sans doute et il a fallu que des sapèr èspésialis en réinventent une (Tangol), puis deux, puis l’acrographie…sans jamais réussir jusqu’à ce jour à finaliser cette introuvable graphie dite de consensus ! Voilà l’exemple même d’une démarche contreproductive dont on ne sait qui l’a commanditée, dans quel but…et qui fait de ses initiateurs les alliés objectifs de l’Etat français et d’un Rectorat dont le cynisme sans limite lui aura permis de soulever d’emblée le « problème de la graphie » ! Le résultat de ces stratégies sinusoïdales est désastreux pour une génération supplémentaire de marmay lékol !
Un formidable bond dans le passé, nous en faisons un aussi avec la vidéo publiée en Février dernier sur le site de France Culture et où s’exprime « le meilleur d’entre nous » en sa qualité « Chargé de mission Langue vivante régionale » de l’Académie. Un premier symbole : notre langue n’est plus nommée !
« Je ne suis pas un militant politique » clame-t-il comme le faisaient déjà certains de ses ainés ! Peut-on sérieusement prétendre que l’institution/l’Etat qu’il représente désormais est neutre sur le plan idéologique et qu’un déni d’identité n’invalide pas l’Être et le Pouvoir de ceux qui en sont les victimes ? Faut-il donc considérer que les refus réitérés depuis des décennies de mettre en œuvre une politique linguistique à la hauteur des nécessités pédagogiques, éducatives, culturelles de notre péi, que la non-reconnaissance de droits culturels et linguistiques consacrés par des conventions internationales, européennes, les préconisations de l’Unesco…, relèvent d’une mission civilisatrice et seront un jour à mettre au compte des bienfaits de la post colonisation ! Insoutenable. « Ne pas être militant », c’est aussi en creux un rappel subtil de la hiérarchie entre les sachants bardés de titres universitaires et les militants la kour dont l’investissement au quotidien dans notre péi vaut bien toutes les péroraisons sur la déviance maximale – toujours virtuelle ! – lors de colloques dispendieux.
« Je suis un scientifique… » assène-t-il ensuite et de livrer la quintessence de la politique académique : « l’idée…c’est que le créole soit présent dans les petites classes et que cette langue soit prise en compte pour amener vers la langue de scolarisation…vers le français et vers le bilinguisme… » Un bel exercice de langue de Rectorat fondée sur une « idée » rebattue, des formules creuses qui n’engagent à rien car l’alinéa 1.3 de la feuille de route académique 2020/2024 LVR ne prévoit l’ouverture de classes bilangues créole-français dans le 1er degré que « lorsque la demande le nécessite » !!!...A l’aune du rejet constant de toute évolution vers un bilinguisme équilibré dont pas un seul scientifique ne conteste l’absolue nécessité en raison de notre situation sociolinguistique…, il est clair que notre Chargé de mission LVR, que nous avons connu plus « militant », devient la caution réunionnaise d’un linguicide doux !
L’Histoire n’est jamais écrite et seuls comptent désormais l’engagement sans ambiguïté et la volonté des uns et des autres de s’inscrire dans une démarche de co-construction et ce, sur la base d’un document programmatique clair et audacieux. Parce que chacun de nous détient une parcelle de responsabilité-souveraineté qui fonde la citoyenneté, nous avons aujourd’hui le devoir de nous mobiliser pour que la Batarsité promue par notre maloyèr-philosophe Danyel Waro demeure le zarboutan de notre nasyon rényoné et irrigue enfin l’entièreté de nos existences.
Roger Théodora
Sharl Sintomer
Michaël Crochet