Interview
“Non, Haïti n’est pas un pays maudit !”
Courrier International
Alors que le dernier bilan du séisme du 14 août fait état de près de 2 200 morts, Frantz Duval, rédacteur en chef du plus grand quotidien du pays, Le Nouvelliste, revient, pour Courrier international, sur l’ensemble des maux qui frappent Haïti. Il s’insurge contre l’idée d’une “malédiction” inéluctable, terme employé à mauvais escient, selon lui, au sujet de ce pays des Caraïbes.
Frantz Duval : Ceux qui évoquent une “malédiction” parlent trop vite, sans prendre le temps de remonter l’histoire d’Haïti de ces derniers siècles. Pays d’esclaves devenu indépendant en 1804, pays étouffé dès sa naissance par une dette faramineuse imposée par la France, puis handicapé par la mauvaise gouvernance, la dictature, la corruption, etc.
Il y a une contradiction entre la perception du pays et sa réalité, contradiction qui peut s’expliquer par l’accumulation de catastrophes naturelles et humaines que nous avons connue au fil du temps, les mauvaises décisions des différents gouvernements, l’ingérence maladroite et intéressée de la communauté internationale, l’absence de politiques publiques mais aussi la fabrication, depuis toujours, d’une image du “tout-désastre” pour montrer qu’il est impossible pour d’anciens esclaves de construire une nation.
Personne en Haïti ne croit que le pays est maudit. Il est pauvre, politiquement instable, vulnérable aux menaces naturelles : multiples séismes, ouragans, etc. Il a besoin d’établir d’urgence un système de gestion des risques. Le cercle est infernal, mais rationnellement on peut tout expliquer sans recourir à une quelconque malédiction.
Certains accusent le colonialisme français ; d’autres, une mauvaise gouvernance depuis 1804. Serait-ce un mélange des deux ?
La guerre de l’indépendance haïtienne a été menée en détruisant les plantations et fabriques qui faisaient la richesse de la colonie. Le cri de ralliement des esclaves était “Vivre libre ou mourir”. À sa création, en 1804, Haïti est une terre dévastée. La rançon imposée par la France en 1825 pour “autoriser” la reconnaissance d’Haïti par les autres puissances et dédommager les anciens colons français a contraint la jeune nation à contracter des dettes colossales et, très vite, le cercle vicieux des emprunts a engendré la corruption des élites haïtiennes, et une mauvaise gouvernance s’est installée. Elle deviendra endémique.
Plus récemment, les aides de la communauté internationale ont fait débat, tout autant que la mauvaise gouvernance que nous venons d’évoquer. Comment faire la part des choses ?
Sans remonter au déluge, restons-en à 2008. Cette année-là, quatre ouragans frappent Haïti, qui venait de connaître des “émeutes de la faim”. La communauté internationale vole au secours du pays. L’ONU nomme l’ancien président américain Bill Clinton représentant spécial du secrétaire général. L’ancien président Clinton cogère le pays avec le président René Préval. Les efforts de redressement sont spectaculaires.
Et c’est alors que survient le séisme du 12 janvier 2010. Plus de 200 000 morts. Haïti est l’objet de toutes les attentions. Une conférence internationale promet plus de 12 milliards de dollars d’aide. Hélas ! comme on dit en créole haïtien, gwo non touye ti chen (“les petits chiens meurent de porter des noms pompeux”). Cette annonce des 12 milliards attire vers Haïti tous les requins de l’aide internationale. Et l’aide à la reconstruction ne laissera pas de traces de reconstruction, onze ans plus tard. Ni physiquement ni dans les institutions.
Les Haïtiens avaient oublié que les ONG, comme les institutions internationales, avaient besoin d’un État capable de réguler et de contrôler pour aboutir à des résultats. Trop de dépendance et de laxisme ont tué les résultats. La corruption a fait le reste. Entre petites corruptions locales et grandes complicités internationales, les milliards n’ont fait que tourner en orbite autour des problèmes d’Haïti ces dernières années.
Entre le séisme dévastateur et la reconstruction ratée, Haïti est passé du président René Préval (deux fois élu, notamment pour un mandat de 2006 à 2011), qui avait de l’expérience, au président Michel Martelly, qui déposait pour la première fois son micro de chanteur populaire pour devenir président de la République, fortement soutenu dans ses ambitions par la communauté internationale.
Depuis dix ans que son parti politique – le PHTK, Parti haïtien Tèt Kale (“Parti haïtien des hommes au crâne rasé”) – dirige le pays, les standards de bonne gouvernance ont décliné. De plus en plus, les aides fournies et les budgets nationaux finissent trop rapidement sur des comptes en banque à l’étranger. Il est à craindre que le séisme du 14 août 2021 serve de prétexte pour de nouveaux détournements par incompétence, gourmandise ou inadvertance.
Le 7 juillet dernier, le président Jovenel Moïse est assassiné dans son lit en pleine nuit. Qui est le commanditaire de ce meurtre ? Aura-t-on un jour le fin mot de l’histoire ?
Le fin mot de l’histoire ? La vérité sur l’assassinat du président Jovenel Moïse risque d’être comparable à l’affaire Kennedy… Il y a déjà plein de versions, des thèses, des hypothèses et des accusés au parcours incompréhensible.
Pour le moment, si un pays étranger ne trouve pas le fin mot de l’affaire on ne saura pas, à partir d’Haïti, ce qui s’est vraiment passé. Il y a trop de ramifications internationales. Tout remonte vers Miami, où seraient les commanditaires. La Colombie, d’où viendraient les exécutants, est une autre piste. Et Haïti, où le président Moïse était mal-aimé, a son lot de suspects. C’est un labyrinthe.
La police nationale d’Haïti a été d’une inefficacité exemplaire depuis ce 7 juillet ! Pas un blessé parmi ceux qui assuraient la sécurité du président, et pas une version crédible de l’attaque. Et c’est cette même police, qui n’a pas pu protéger le président, qui mène l’enquête… En Haïti, on doute de l’orientation de l’investigation, et l’instruction n’a toujours pas commencé.
Propos recueillis par Courrier international