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Sébastien Carrière, Haïti et la pensée blanche

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Sébastien Carrière, Haïti et la pensée blanche

Roromme Chantal
Sébastien Carrière, Haïti et la pensée blanche

Journaliste et ancien fonctionnaire de l’ONU en Haïti, Roromme Chantal est professeur de science politique à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton au Canada

 

 

La nouvelle n’a pas fait grand bruit en Haïti, mais elle est loin d’être anodine. En entrevue sur la radio privée haïtienne Magik9 récemment, l’ambassadeur du Canada au pays, Sébastien Carrière, a proposé une explication pour le moins troublante des sanctions imposées au cours des derniers mois par les gouvernements américain et canadien à des personnalités politiques et hommes d’affaires haïtiens influents, « en raison de leurs liens avec la corruption et la criminalité » en Haïti.

 

Selon le diplomate, et de manière fort surprenante, ces mesures viseraient surtout à prévenir la répétition des manifestations populaires du genre « peyi lòk » (fermeture du pays), une contestation sociale inédite qui avait paralysé Haïti entre 2018 et 2021 par une série de manifestations populaires gigantesques contre la cherté de la vie, la corruption généralisée, la dilapidation des fonds du programme social vénézuélien Petrocaribe et les graves dérives autoritaires constatées au cours de la dernière décennie en Haïti. Monsieur Carrière s’est même vanté des résultats obtenus à cet égard, le pays n’ayant plus connu de telles manifestations depuis.

 

Le régime de sanctions - qui a ciblé, parmi d’autres personnalités, deux anciens présidents, deux anciens premiers ministres et plusieurs « intouchables » de l’oligarchie haïtienne - a été salué par plusieurs observateurs nationaux et internationaux en termes du plus grand changement de politique de la « communauté internationale » envers Haïti depuis des décennies, communauté qui se résume plus ou moins aux États-Unis, au Canada et à la France. Mais il a également éveillé des soupçons dans plusieurs milieux, où l’on y a vu une possible manœuvre des pays concernés en vue de déblayer le terrain politique au profit de leurs poulains haïtiens dans la perspective de prochaines élections. Que penser sinon de cette déclaration ahurissante du diplomate canadien sur les sanctions et leurs effets réels ?

 

Pour y voir plus clair, nous convoquerons ici trois concepts clés qui nous paraissent très éclairants sur la situation haïtienne : le « dispositif défensif » du philosophe français Michel Foucault, le « contrat racial » du philosophe jamaïcano-américain Charles W. Mills et la « colonialité du pouvoir » du sociologue péruvien Aníbal Quijano.  

 

Le dispositif défensif

 

Le « dispositif défensif » selon Foucault désigne l’ensemble des moyens grâce auxquels les rapports de pouvoir (ici, principalement coloniaux et racistes – comme on le verra avec le concept de contrat racial) colorent l’usage de la violence dite légitime en suivant un schéma discriminatoire.

 

Elsa Dorlin, philosophe et professeure à l’Université Paris VIII, l’a explicité récemment dans son ouvrage « Se défendre. Une philosophie de la violence » (2017). D’un côté, ce dispositif réserve le recours à la « défense ou violence légitime » à des personnes jugées dignes d’être défendues. De l’autre, il restreint l’usage de la violence aux personnes considérées comme « indéfendables », qui n’auraient donc pas le droit de se défendre comme les autres.

 

Historiquement, depuis la colonisation de l’ile de St-Domingue, Haïti a toujours fait partie de ces « damnés de la terre », et donc reléguée à la deuxième catégorie, celle qui ne mérite pas d’être défendue. C’est aussi un pays « sans souveraineté », c’est-à-dire un État failli où, selon la définition du politologue français Bertrand Badie, « il devient acceptable, sinon légitime, que la communauté internationale intervienne dans ses propres affaires, voire se substitue à une autorité devenue déficiente et même défaillante afin de rétablir l’ordre ».

 

Personne n’ignore que les Américains (aidés de pays alliés et d’organisations internationales) exercent un contrôle qu’il faut bien qualifier de monopolistique en Haïti.  A cet égard, il est donc clair que, à moins qu’ils n’y approuvent un projet de réforme venu de Washington, aucune force n’est en mesure de les défier. C’est pourquoi les États-Unis et une frange influente de l’oligarchie haïtienne convergent dans leur opposition farouche aux mouvements populaires en Haïti, et se montrent généralement tout aussi méfiants vis-à-vis de la gauche haïtienne, diabolisée et grossièrement assimilée à une alternative chaotique.

 

Cette aversion historique des « amis » d’Haïti pour les mouvements populaires explique directement que l’ambassadeur Sébastien Carrière n’a pas commis un simple lapsus, quand il a exprimé publiquement son « analyse » de l’effet des sanctions sur les mouvements populaires en Haïti. Ses déclarations révèlent en fait clairement la stratégie des acteurs étrangers influents dans le pays visant y à bannir la violence légitime des luttes sociales. Sur Magik9, M. Carrière affirmait d’ailleurs en substance que les rassemblements organisés dans le cadre de revendications sociales en Haïti n’étaient légitimes à ses yeux qu’à condition de rester pacifiques, une condition pour le moins étonnante dans les circonstances, notamment au vu de ce qui se passe ailleurs.

 

Reconnaissons en effet, d’une part, qu’il est plus que paradoxal que le diplomate canadien ne reconnaisse comme « légitimes » que les mouvements portés par des actions non violentes en Haïti, alors que son propre pays finance et soutient un pouvoir dont il est de notoriété publique que le chef -le premier ministre de facto Ariel Henry- est de mèche avec les gangs responsables de la cruelle brutalité que subit la population haïtienne depuis des années. Le Canada refuse aussi de retirer son soutien à Henry en dépit des preuves accablantes au sujet de sa plus que probable implication dans l’assassinat du président Jovenel Moïse qui venait de le nommer deux jours avant sa mort.

 

Reconnaissons aussi, d’autre part, qu’il devrait alors s’inquiéter autant de ce qui se passe dans des pays alliés, voire même chez lui, comme avec le mouvement des « Gilets jaunes » en France ou le « Convoi de la liberté » au Canada en 2022. Je m’explique.  

 

J’enseigne chaque année depuis 2016 un cours d’introduction à l’analyse politique à l’Université de Moncton (Canada). J’y aborde, entre autres thématiques, les sources de conflits classiques, qui vont des violences sexuelles de toutes sortes, à la violence extérieure (invasion), aux contradictions au sein des sociétés (luttes de classes, domination d’un groupe sur d’autres), et aux conflits entre gouvernants et gouvernés.

 

L’opération « peyi lòk » auxquelles faisait référence le diplomate canadien peut être rangée dans cette dernière catégorie. Ce type de contestation découle en général de la perception d’un déficit de légitimité des dirigeants, relatif aux choix contestables qu’ils font sur des questions de société. Pour se faire entendre, les gouvernés disposent d’un répertoire d’actions tels que grèves, manifestations, jacqueries, révolte ou révolutions.

 

En France, pendant toute l’année 2018, le mouvement des « Gilets jaunes », lancé contre l’orientation politique du président Emmanuel Macron, a été à l’origine de violences inouïes à Paris et dans d’autres villes du pays : destructions, pillages, coups portés aux personnes, notamment à celles chargées du maintien de l’ordre, déferlement de rage et de haine sur les quartiers huppés de la capitale…

 

Au Canada, le « Convoi de la liberté » (Freedom Convoy), mouvement de protestation sociale contre l’obligation vaccinale anti-Covid-19, imposée par le gouvernement fédéral aux personnes entrant au pays par voie terrestre, s’est vite transformé en une crise majeure pour la sécurité publique. Son impact a été particulièrement important : infiltré par des extrémistes de la droite canadienne et américaine, qui ont parfois usé de la manière forte (klaxons nuit et jour dans les rues de la capitale, intimidation, vandalisme), le   mouvement a bloqué pendant plusieurs jours l’accès au pont Ambassador, qui relie Windsor à Detroit (États-Unis), provoquant des pénuries de pièces dans les usines canadiennes de Ford et de Toyota, notamment en Ontario, et des arrêts dans la production. Les pertes quotidiennes ont été de l’ordre d’un milliard de dollars.    

 

Si l’on s’en tient à ces seuls deux exemples, il y a donc lieu de se demander pourquoi la violence légitime serait tolérée dans ces sociétés, mais non en Haïti. D’autant que les mouvements en France et au Canada n’étaient en rien plus « légitimes » que les mouvements populaires de ces dernières années en Haïti. Pour rappel, les protestations haïtiennes étaient nées à l’été 2018, lorsque le gouvernement du président de Jovenel Moïse venait d’annoncer qu’il augmentait le prix de l’essence, du diesel et du kérosène entre trente-huit et cinquante et un pour cent, afin d’avoir accès à des prêts à faible taux d’intérêt du Fonds monétaire international et lorsque l’on découvrit que les fonds du programme Petrocaribe s’étaient volatilisés sous le règne du président « bandit légal » Michel Martelly, porté au pouvoir grâce à l’influence américaine.

 

D’énormes manifestations nationales ont suivi (opération « peyi lòk », ou Lockdown). En février 2019, les contestations ont pris une ampleur sans précédent. Les écoles et les entreprises ont été fermées pendant dix jours et les transports publics ont généralement été interrompus.  Le mouvement s’essoufflera avec l’assassinat début juillet 2021 du président Moïse.

 

Dans Se Défendre, Dorlin propose un examen critique de la notion de violence légitime qui la fait correspondre à la force exercée par l’ordre en place pour assurer sa pérennité, et qui tente de prévenir tout changement qui impliquerait sa fin. Dans le contexte haïtien, qu’il faut qualifier sans ambages de néocolonial, ce sont les acteurs de la « communauté internationale » qui en sont les principaux agents, au premier chef les États-Unis, le Canada et la France.

 

On comprend facilement pourquoi ils abhorrent les luttes sociales en Haïti et leur refuse la reconnaissance de leur légitimité puisqu’un ordre nouveau sonnerait le glas de la domination néocoloniale et raciale blanche (j’y reviendrai) et des privilèges de classe dont jouissent l’oligarchie en Haïti, dont une bonne partie n’est pas haïtienne d’origine, mais est issue de la migration arabe en Amérique à partir de la fin du 19e siècle, Constitué pour l’essentiel de Syriens et de Libanais, ce groupe des « nantis d’Haïti » n’ont jamais montré de véritable sentiment d’appartenance la nation caribéenne dont ils exploitent et monopolisent pourtant les richesses.  

 

C’est ainsi que les critiques du gouvernement de Henry qui l’accusent d’être complice, voire d’orchestrer la violence en instrumentalisant les gangs armés qui sèment impunément la terreur au sein de la population, tombent dans les oreilles de sourd.es. Toute grogne antigouvernementale est tuée dans l’œuf et Henry peut dès lors justifier sa demande en vue du déploiement d’une force internationale qui lui permettrait ainsi de se maintenir au pouvoir et de reporter le moment des élections, attendues depuis des années, mais devenues littéralement impossibles dans la situation actuelle.

 

Le contrat racial 

 

Le « contrat racial » de Charles W. Mills fait pour sa part valoir que les théories du « contrat social » - concept politique né au 17e siècle pour expliquer comment des individus nés libres consentent à renoncer à certaines de leurs libertés en échange de la sécurité et de la protection d’autres droits - ont occulté l’existence d’un « contrat racial », fondé sur la domination blanche des Européens depuis l’asservissement des personnes racisées partout sur la planète à partir du 16e siècle. « La suprématie blanche, écrit Mills d’entrée de jeu, est le système politique anonyme qui a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui. »

 

Il existe des preuves quotidiennes irréfutables que c’est précisément le cas dans l’attitude des puissances occidentales envers les Haïtiens depuis l’indépendance du pays en 1804. Comme pouvait en rendre compte très récemment ce spectacle affreux et tragique à la frontière du Mexique de réfugiés haïtiens désespérés fuyant le chaos au pays, et qui ne posaient à l’évidence aucune menace pour la sécurité nationale américaine, mais qui étaient outrageusement fouettés par des agents frontaliers américains montés sur des chevaux et portant des chapeaux de cow-boys. Spectacle non moins outrageux au Canada fut l’arrivée via le chemin Roxham (Québec) d’immigrants haïtiens venus des États-Unis qui suscita un rare unanimisme politique hostile parmi les élites dirigeantes canadiennes, malgré un vif débat dans l’opinion publique. 

  

Les Européens se voient régulièrement accusés de refuser de secourir les réfugiés non-caucasiens venus d’Afrique pour la plupart, alors mêmes que ceux-ci se trouvent en général sur des embarcations impropres à la navigation, tant ils veulent fuir leurs pays, et meurent par centaines depuis des années. Pire, ils sont tenus responsables de vagues de criminalité et traités en envahisseurs tandis que, sous leurs yeux, les réfugiés caucasiens d’Ukraine sont reçus les bras ouverts et bénéficient de généreuses collectes de fonds d’opulentes entreprises. « Nous devons les aider (sous-entendu : car ils nous ressemblent) ». On ne trouve guère d’exemple plus patent du « deux poids, deux mesures » que permet le contrat racial implicite que dénonce Mills.

 

Ce traitement normatif différencié se vérifie également dans le débat récent sur la réponse à apporter au problème de l’insécurité en Haïti. Dans certaines grandes capitales occidentales (essentiellement Washington et Ottawa), l’annonce du Kenya de sa volonté de prendre le leadership d’une force internationale en Haïti s’est faite en grande fanfare. Dans ses récentes déclarations publiques, l’ambassadeur du Canada Sébastien Carrière rappelait que son pays approuvait complètement cette démarche. Dans les milieux progressistes haïtiens, l’idée d’une telle solution déconcerte et est très mal reçue –ce que ne peut ignorer l’ambassadeur, mais qu’il ne relève jamais dans ses déclarations, comme d’ailleurs la plupart des autres représentations de la communauté internationale.

 

Comment, se demandait par exemple l’intellectuel haïtien Hérold Jean-François, le Kenya qui ne peut même pas résoudre ses propres problèmes d’insécurité, et qui se trouve lui-même sur les listes rouges occidentales de pays à éviter, pourrait aider à résoudre les problèmes du banditisme en Haïti? « C’est comme si Haïti qui n’arrive pas à faire face au phénomène des gangs promettait de déployer 1000 CIMO [Corps d’intervention et de maintien d’ordre de la police haïtienne] afin d’aider le Kenya à combattre ses gangs. Quelle ironie! »

 

Cette ambiguïté a poussé certains analystes à assimiler la solution kenyane à une imposture. On peut toutefois clarifier la situation si l’on reconnaît l’existence de la logique tacite de différenciation raciale de traitement des personnes ou des États dont parle Mills. Comme il l’explique en effet, les règles morales et juridiques qui régissent normalement le comportement des Blancs dans leurs interactions mutuelles ne s’appliquent aucunement dans leurs relations avec les non-Blancs ou s’appliquent seulement sous une forme nuancée (en fonction, notamment, des circonstances historiques changeantes).     

 

En somme, Dorlin et Mills nous permettent de mieux comprendre la logique derrière la répression de la violence populaire légitime en Haïti et le rôle qu’y jouent activement les puissances occidentales néocoloniales, alors même que la violence illégitime et la brutalité criminelle contre les masses haïtiennes commises par leurs dirigeants corrompus (auxquels elles donnent un appui indéfectible qui leur permet de se maintenir au pouvoir) est trivialisée et tolérée. Ce faisant, la « communauté internationale » outrepasse littéralement ses droits en s’érigeant elle-même comme « agents de la violence légitime » en Haïti.

 

Pire encore, elle représente la principale menace que font peser sur les masses haïtiennes revendicatrices le « dispositif défensif » et le « contrat racial », deux logiques guidant des États dont, on l’a vu, tant le passé que le présent sont indissociables du racisme et du colonialisme, que leurs représentants l’admettent ou non (comme l’ambassadeur Carrière).

 

Considérés comme des enfants incapables d’autonomie ou de s’occuper de leurs propres affaires, les Haïtiens passent pour des « sous-personnes », pour parler comme Mills, et sont du coup considérés comme les pupilles des États-Unis et des autres puissances occidentales alliées.

 

La colonialité du pouvoir

 

Enfin, les propos de l’ambassadeur Carrière confirme la validité de la thèse de la colonialité du pouvoir du sociologue péruvien Aníbal Quijano, à savoir que le colonialisme était et demeure une réalité au pays même si l’esclavage y a officiellement pris fin depuis le soulèvement des esclaves du 21 au 22 août 1791. Cette colonialité du pouvoir procède de l’imposition d’un processus de ségrégation et des inégalités sociales qui font que, par exemple, les Haïtiens sont encore complètement sous-représentés dans les milieux où se décide leur avenir, comme le Core Group (créé en 2004).

 

Formé des principaux diplomates et représentants internationaux, ce groupe est la pièce maîtresse de ce qu’il faudrait appeler la dictature internationale en Haïti. Le Core Group, à l’instar des fora internationaux comme le Conseil de sécurité de l’ONU, instances où les Haïtien.nes ne sont tout simplement pas représenté.es ni par leurs propres institutions ou ni même par leurs citoyens, permet de perpétuer la suprématie blanche et l’hégémonie occidentale qui pèsent sur ce pays depuis toujours.

 

On peut même affirmer que la lutte pour combler le fossé entre le discours dominant et la cruelle réalité politique en Haïti a été la vraie bataille politique perdue de cette dernière décennie. La lutte pour la justice raciale continue, mais il en va de même pour la lutte s’y opposant. Dans un article publié dans le quotidien haïtien Le Nouvelliste (5 mars 2021), Hérold Jean-François se désolait à cet égard du fossé qui sépare les secteurs démocratiques haïtiens et les puissances dominantes dans leurs appréciations des luttes populaires en Haïti.

 

Entre 2018 et 2021, alors que le mouvement populaire contre le gouvernement de Jovenel Moïse réunissait un nombre record de millions de manifestants dans les principales villes du pays, événement sans commune mesure dans l’histoire de la transition en Haïti, Jean-François soulignait non seulement le peu d’intérêt des États-Unis et de la communauté internationale, mais aussi que leurs porte-paroles cherchaient systématiquement à dénigrer ce mouvement légitime, en déclarant par exemple qu’ils y voyaient le signe que le peuple semblait fatigué.

 

Selon Jean-François encore, « l’ONU, les États-Unis et consorts » sont les « suppôts de la dictature en Haïti ». Son avis est partagé par beaucoup d’observateurs haïtiens et étrangers, et démontre que, dans le cas d’Haïti, la colonialité du pouvoir se double également d’une colonialité du savoir, qui y entrave la marche des luttes sociales. En effet, la manière paternaliste dont sont représenté.es les Haïtien.nes par ces personnes en situation de privilège et de domination sont reprises partout dans la grande presse, qui les dépeignent à l’aide de stéréotypes éculés, notamment celui de la victime impuissante et sans aucune agentivité propre et qu’il faut pour ainsi dire secourir, même contre son gré...

 

Que faire face à une telle situation? Dans son analyse du « contrat racial », Mills propose une distinction utile entre la blancheur (comme fait phénotypique/généalogique) et la « blanchité » (en tant qu’engagement politique envers une suprématie fondée sur une race s’autoproclamant supérieure -comme les Japonais avec les Chinois au 20e siècle, mais principalement les Blancs par rapport à toutes les autres ethnies). Selon lui, nommer cette réalité est le seul moyen efficace de la mettre au centre de la réflexion nécessaire afin d’aborder honnêtement ces vrais enjeux, d’autant plus cruciaux pour les populations qui les subissent. Pour paraphraser encore Mills, ceux qui prétendent ne pas reconnaître le portrait de cette réalité haïtienne que j’ai esquissée ne font que poursuivre « l’épistémologie de l’ignorance » (au sens ici de la doctrine socratique de la double ignorance : une ignorance qui s’ignore) requise par le contrat racial » pour continuer à assujettir les Haïtiens.

 

À cet égard, les élites progressistes haïtiennes devraient faire attention à cette dernière mise en garde de Mills : « Tant que cette ignorance…persiste, le contrat racial ne sera que réécrit, au lieu d’être complètement déchiré, et la justice continuera d’être limitée à « juste nous », les dominants (citoyens d’Europe et d’Amérique du Nord).

 

 À nos « maîtres étrangers » qui continuent de nous faire violence, je rappellerais aussi cet avertissement de Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre: « La violence qui a présidé à l’arrangement du monde colonial sera revendiquée et assumée par le colonisé ». Et cette violence-là est toujours légitime.

 

Enfin, ce n’était pas inscrit dans mes premiers sommaires de cours d’introduction à l’analyse politique et aux relations internationales, mais mes étudiants auront désormais la possibilité de répondre à une nouvelle question pour leur travail final: Comment les concepts de « dispositif défensif », de « contrat racial » et de « colonialité du pouvoir » peuvent-ils éclairer la politique des puissances occidentales envers des pays pauvres, anciennement colonisés et avec populations racisées?

 


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