« Tropique de la violence », véritable bombe émotionnelle et littéraire
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De Mayotte, 101ème département français depuis 2011 (et 5ème d’outre mer, au même titre que La Réunion, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane), nous ne savons que peu de choses.
Appartenant à l’archipel des Comores, entre Madagascar et le continent Africain, non loin de la Réunion (1400km tout de même, mais une pichenette dans ces immensités océaniques), Mayotte est un territoire qui mérite une attention toute particulière. Difficultés financières notamment liées à l’entrée dans la zone Euro, émeutes et immigration grandissante (depuis Madagascar et les autres îles des Comorres particulièrement), sont devenues le quotidien des Mahorais. Manuel Valls s’y est rendu en 2015 pour rencontrer les élus et prendre le pouls d’une situation s’aggravant au jour le jour. En avril 2016, il a promis une série de mesures évaluées à 50 millions d’euros pour éviter que Mayotte ne s’enlise. Les plus curieux d’entre vous pourront se plonger dans une poignée de reportages réalisés par quelques médias conscients des événements qui se trament, leurs points commun à tous étant le récit d’une ultra-violence de la jeunesse : déscolarisation, drogue chimique à foison, viols, meurtres, bidonvilles grandissants. Nathacha Appanah, écrivain qui monte qui monte qui monte (comme la petite bête), propose, par la fiction, un panorama stupéfiant des enjeux de ce territoire mahorais. Tropique de la violence n’est ni un reportage, ni un essai politique, ni une charge ou un pamphlet, c’est avant tout un grand roman d’aventure (penser à une filiation avec Des souris et des hommes de Steinbeck ouLes aventures d’Hucleberry Finn de Twain ne serait pas du chiqué). Permettons-nous, maintenant que le décor est planté, d’ouvrir ce qui semble être l’un des romans les plus forts de cette rentrée littéraire.
Tout d’abord Marie, jeune infirmière métropolitaine, rencontre Chamsidine, infirmier mahorais. Ils vont tomber amoureux, se marier, et décider de partir pour Mayotte, saisissant en quelque sorte l’opportunité d’une expérience humanitaire et d’un retour aux sources pour Chamsidine. Les années passent et le couple n’arrive pas à faire d’enfant, lui quittant alors Marie pour une Comorienne. L’infirmière consacre alors son énergie à tenter de sauver une multitude de personnes arrivant à l’hôpital pour de multiples raisons, en particulier des clandestins ayant bravé les dangers de l’océan pour tenter une nouvelle vie sur le territoire français. Un jour, une jeune femme de seize, dix-sept ans arrive à l’hôpital avec un bébé qui a un oeil vert et l’autre noir. Elle craint qu’il soit possédé par le djinn, une malediction ancestrale que la mère décide de ne pas affronter, abandonnant alors son bébé à Marie qui, bon an mal an, l’acceptera comme un cadeau du ciel. Elle le fait reconnaître par son ex-mari, l’adopte et l’élève seule.
« Il faut me croire. De là où je vous parle, les mensonges et les faux-semblants ne servent à rien. Quand je regarde le fond de la mer, je vois des hommes et des femmes nager avec des dugongs et des cœlacanthes, je vois des rêves accrochés aux algues et des bébés dormir au creux des bénitiers. De là où je vous parle, ce pays ressemble à une poussière incandescente et je sais qu’il suffira d’un rien pour qu’il s’embrase. »
Moïse, ainsi est-il baptisé, grandit donc comme un blanc : il va à l’école privée, mange des céréales avec du lait le matin, son chien s’appelle Bosco en hommage à l’auteur de son livre préféré, L’enfant et la rivière. Il grandit paisiblement, loin des tracas et des dangers que peuvent représenter l’île. Un jour, Moïse n’a que treize ans, Marie s’écroule. Morte.
J’en dis beaucoup et je ne dis rien, relatant seulement les premières pages du roman narrées par Marie qui égrène son histoire et ses années comme un chapelet, étape après étape, jusqu’à cette fin abrupte. S’en suivront les récits de Moïse, de Bruce (le leader incontesté de Gaza, surnom du plus grand bidonville de France), d’Olivier (policier désespéré par les événements tragiques qui se déroulent sous ses yeux et n’ayant que peu de moyens d’y faire face), et de Stéphane (bénévole métropolitain en mission associative ayant pour but d’apporter de la culture (livres, films, musique) aux enfants du bidonville). Sous la plume endiablée de Nathacha Appanah, distillant ici ou là une goutte de réalisme magique, ne prenant pas de pincettes et nous attrapant le cœur et les tripes, brossant un tableau de la société mahoraise sans manichéisme – laissant ses personnages prendre position, que ce soit ceux qui subissent, ou se battent, ou ceux qui sèment la terreur et font régner l’ordre. Les récits des uns s’entremêlant à ceux des autres, les morts ayant également leur mot à dire, le tout tourbillonnant de plus en plus vite autour de la figure héroïque de Moïse, héros le plus absolu, le plus beau et au destin le plus tragique du roman. Celui qui traversera toutes les strates de cette société en ébullition, qui nous fera passer par toutes les émotions, celui qui est moteur du roman, par qui les événements arrivent, incarnant la magie et la littérature : l’un des personnages les plus inoubliables qu’il nous ait été donné de rencontrer dans un roman.
Tropique de la violence, de Nathacha Appanah, éditions Gallimard.
Source : http://addict-culture.com/tropique-de-la-violence-natacha-appanah/