EN HAÏTI, ON PARLE AUSSI BOLITH
Kendi Zidor
En plus des deux langues officielles, le français et le créole, et les autres langues, comme l’anglais et l’espagnol, qui font partie de l’univers sociolinguistique d’Haïti, le bolith est un parler qui est pratiqué par un nombre non négligeable d’Haïtiens. Cette langue artificielle, qui a pris naissance à la fin des années 1910 et au début des années 1920 dans le Grand Nord du pays dans un contexte de résistance à l’occupation américaine, s’est ensuite popularisée dans d’autres régions du pays. Le linguiste, Renauld Govain, intéressé par cette facette peu connue de l’histoire, a mené une recherche dont il présente les résultats dans son livre intitulé : « le parler bolith, histoire et description. »
« La population bolithophone est estimée à environ cinq cent mille personnes », déclare Dr Govain dans une entrevue à l’émission Point par Point sur Télévision Pacific. Pour avoir parcouru plusieurs villes et localités du pays à la recherche de détails sur la création, la transmission et la pratique du bolith, le doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’université d’État d’Haïti affirme que la communauté bolithophone s’est accrue au fil des années. Des jeunes se regroupent en clubs de conversation en bolith au coeur de la capitale haïtienne et il existe des pages sur Facebook où les internautes n’utilisent que ce code, témoigne le professeur.
Contrairement à une langue maternelle qui s’acquiert dans le milieu culturel, une langue artificielle est une oeuvre soigneusement préparée pour être ensuite transmise au sein d’une communauté, précise Dr Govain. Pour éviter que les cacos se fassent surprendre en train de comploter contre l’occupation américaine, ils ont dû créer le parler qu’est le bolith. Pour l’apprendre, il fallait d’abord avoir l’alphabet et ensuite appréhender les règles de grammaire. Comme toute langue maternelle, le bolith a pour point de départ la langue déjà pratiquée par ses potentiels locuteurs, à savoir le créole.
« Les voyelles restent les mêmes, mais le locuteur doit intervertir les consonnes les plus contiguës (dans l’ordre alphabétique) du créole haïtien dans une logique de permutation réciproque binaire », renseigne le chercheur, énonçant ainsi l’une des règles fondamentales du bolith. Ainsi, les mots « diri », « manman » et « jijman » en créole correspondent-ils à « fisi », « lanlan » et « giglan » en bolith. Mais, cette notion de contiguïté n’est pas toujours respectée vu des traces phonologiques du français qui persistent dans le fonctionnement du bolith au travers de cette logique de permutation, ajoute-til. Par exemple l’interversion de « b » et « k » s’explique par le fait que l’alphabet du créole haïtien était beaucoup plus dépendant du système français à l’époque. Il y a aussi des conventions. Par exemple le pronom personnel du créole haïtien « ou » devient « zou » en bolith. La phrase « Eske ou pale bolit ? » est traduite comme suit : « Erbe zou name komiv ? »
Le bolith n’est pas une langue à part entière parce qu’il n’est pas un moyen natif de communication. Il s’agit plutôt d’un parler. En linguistique, ce concept neutre renvoie à un moyen de communication verbale utilisé par une communauté quelconque. Se basant sur des analyses concernant d’autres janavais, Renauld Govain affirme que le bolith est l’une des langues artificielles les plus réussies.
Il dit n’avoir aucune inquiétude sur l’avenir de ce parler, étant donné son appropriation par des groupes de jeunes même au-delà des régions où il a pris naissance. « Dans une localité du département du Centre dénommée Dubuisson que j’ai visitée, tout le monde connaît le bolith et dans des quartiers du Nord, de l’Artibonite, de nombreuses personnes le pratiquent », dit Dr Govain. Néanmoins, il dit reconnaître des obstacles à une plus large diffusion de cette langue artificielle. Le fait qu’elle hérite d’une perception liée au marronnage, les parents ne veulent pas que leurs enfants la parlent et des directeurs d’écoles interdisent sa pratique.
Convaincu que le bolith fait partie du patrimoine linguistique d’Haïti, Renauld Govain dit croire qu’il y a lieu de le sauvegarder et de le considérer comme un témoignage de la rébellion qui caractérise l’âme haïtienne. On n’a jusqu’ici pas réussi à dire qui, parmi les cacos, mérite la paternité de cette création. Toutefois, le chercheur rappelle que ce mouvement, qui a bénéficié du leadership éclairé de Charlemagne Péralte, a fait preuve d’un grand génie dans ses méthodes de lutte.
Kendi Zidor