L'hôpital La Providence, « l'éléphant blanc » du Canada en Haïti
EXCLUSIF - Deux ans et demi après l'inauguration de l'hôpital La Providence aux Gonaïves, en Haïti, le bilan de ce projet financé par le Canada au coût de 30 millions de dollars est embarrassant. Un rapport obtenu par Radio-Canada montre que l'établissement est empêtré dans une multitude de problèmes de gestion, de manque de personnel, d'équipement, d'accès aux soins, mais aussi de corruption.
Un texte de Louis Blouin
Même s'il est tout neuf, rien ne semble tourner rond dans cet hôpital financé et construit sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper. Un rapport indépendant commandé par Affaires mondiales Canada, obtenu en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, arrive à un constat accablant : « le projet n'a pas atteint sa cible ».
L'initiative était pourtant pleine de promesses, comme celle d'améliorer la santé des femmes et des enfants dans le département de l'Artibonite, une région d'Haïti.
« C’est un investissement en infrastructures du gouvernement du Canada qui a été accordé en 2009 à la suite de quatre ouragans qui ont eu lieu en 2008 et ensuite il y a eu le tremblement de terre », a rappelé la ministre fédérale du Développement international et de la Francophonie, Marie-Claude Bibeau, en entrevue à RDI.
« L’entente était que nous construisions l’infrastructure et que le gouvernement haïtien devait prendre en charge la gestion de cet hôpital. Devant le fait que le gouvernement ne prenait pas les responsabilités qu’il s’était engagé [à prendre], on a accepté de mettre en place un projet pour aider à la gestion de l’hôpital et non pas aux soins hospitaliers, mais bien à la gestion de l’hôpital de 2015 à 2017 », a-t-elle poursuivi.
Il est de la responsabilité du gouvernement [haïtien] de se prendre en charge et de payer le salaire de ses employés, ce qu’il ne fait pas de façon très assidue en ce moment.
Or, à l'automne 2016, seul le tiers des services de l'établissement étaient opérationnels sur une base régulière. Parmi les nombreuses difficultés, une frappe en particulier : le manque pressant de personnel aggravé par l'absentéisme et un problème de rétention.
Le document indique que pas moins de 270 employés supplémentaires devraient être embauchés en services cliniques, administratifs et de soutien pour fonctionner avec 100 lits. Cela n'inclut pas le déficit de 41 médecins, dont 37 spécialistes.
Sans inversion de cette dynamique, la capacité de [l'hôpital] à remplir sa mission [...] est condamnée à une lente, mais irréversible dégradation.
L'hôpital La Providence des Gonaïves devait permettre de fournir des soins spécialisés en obstétrique et en gynécologie, mais à l'automne 2015, seuls 46 % des postes étaient pourvus dans ces départements. En pédiatrie, c'était 40 %.
Ajoutez à cela des problèmes de corruption comme le détournement de médicaments, de matériel et de revenus de l'hôpital tirés de tarification frauduleuse.
Encore faut-il s'y rendre. L'hôpital a été construit loin du centre-ville des Gonaïves, sans accès par les transports publics.
La ministre Bibeau convient que l’hôpital est « un peu décentré par rapport aux villages avoisinants », mais elle explique que les Haïtiens décident eux-mêmes de la façon dont ils occupent leur territoire. « Ils ont mis en place des systèmes de navette pour en faciliter l’accès », ajoute Mme Bibeau.
Exemples de problèmes signalés par le consultant
- Des aménagements inadéquats en matière d'hygiène, de prévention des infections et de sécurité des patients;
- Des équipements en panne par manque de personnel et de connaissances pour les faire fonctionner et les entretenir;
- L'absence d'un noyau solide de gestionnaires compétents;
- L'absence de budget de fonctionnement et d'entretien;
- La corruption endémique, soutenue par l'ingérence d'hommes politiques influents dans le milieu.
* Source : Évaluation sommative de Projet - Projet de construction de l'Hôpital départemental de l'Artibonite (PCHPG), Groupe-conseil baastel
Ces lacunes surviennent alors que les besoins sont criants en Haïti. Le pays a le taux de mortalité maternelle le plus élevé de l'hémisphère et un taux de mortalité infantile de 59 pour 1000 naissances vivantes.
À qui la faute?
Le rapport n'est pas tendre à l'endroit des acteurs qui ont piloté le projet : les gouvernements canadien et haïtien et le Bureau des Nations unies pour les services d'appui aux projets. Protocole d'entente défaillant, manque de responsabilisation, programme de construction trop ambitieux pour le budget disponible : la liste des failles est longue.
Le « poids politique » a eu le dessus sur l'étude « des besoins actuels et des implications à long terme ».
Le gouvernement canadien n'est pas épargné. Le consultant indépendant mentionne que « l'équipe de projet d'Affaires mondiales Canada ne disposait pas en son sein de l'expertise nécessaire [...] pour mettre en œuvre un projet de cette nature ».
Le ministère du Développement international attribue plutôt les problèmes aux « enjeux systémiques du secteur de la santé en Haïti » et encourage le gouvernement d'Haïti « à accroître le financement en santé à se doter d’une stratégie nationale réaliste et pérenne pour répondre aux enjeux systémiques de ce secteur ».
Un hôpital abandonné par le Canada?
Des experts en développement international craignent que l'établissement et les patients ne soient laissés à eux-mêmes. Ottawa vient d'annoncer qu'un programme d'appui à la gestion de l'hôpital de 3,6 millions de dollars prenant fin cet été ne serait pas reconduit. Il était géré par l'Unité de santé internationale (USI) de l'Université de Montréal.
Lucien Albert, directeur du projet à l'USI, croit que l'absence d'un encadrement à long terme pourrait avoir des conséquences « sur les patients, sur leur santé et même éventuellement sur leur vie ».
Que va-t-il arriver quand il n'y aura plus d'appui extérieur pour accompagner les acteurs locaux?
Le rapport indépendant prévenait que l'abandon de ce programme aurait pour effet « la perte de la majeure partie de l'investissement » en plus « d'être très risqué pour la réputation du Canada ».
Le bureau de la ministre Bibeau se défend d'abandonner l'hôpital. L'établissement recevra un « appui particulier » par l'entremise d'un programme de l'Organisation panaméricaine de la santé auquel le Canada versera environ 39,8 millions de dollars d'ici 2021.
Lucien Albert s'attend à ce que cette formule ne laisse que des miettes à l'hôpital La Providence des Gonaïves, puisque l'argent vise une trentaine d'hôpitaux en Haïti. M. Albert pense que la seule solution est un accompagnement à long terme sur le terrain « pour cinq ou dix ans ».
Le gouvernement canadien a aussi investi 19,5 millions de dollars pour répondre aux besoins des mères et des enfants dans l’Artibonite ainsi que 500 000 $ pour contribuer à la réforme hospitalière au pays. Pour M. Albert, ces investissements demeurent « largement insuffisants » compte tenu des besoins.
« L'éléphant blanc »
Des fonctionnaires haïtiens et canadiens ont utilisé l'image de « l'éléphant blanc » pour décrire l'hôpital La Providence. L'expert indépendant note que l'édifice a « de belles qualités architecturales » et offre de grands espaces avec ventilation et lumière naturelle de qualité.
C'est donc au moins un bel éléphant blanc. Les experts assurent qu'il n'est pas trop tard pour exploiter son plein potentiel.
La ministre Bibeau précise que le gouvernement canadien est « en train de revoir » toute son approche avec Haïti, « notamment dans le secteur de la Santé ». Elle espère que le nouveau gouvernement assume davantage ses responsabilités. « On a un nouveau gouvernement en Haïti qui nous envoie des signaux positifs quant à sa volonté de prendre en charge ses institutions et d’installer une bonne gouvernance », conclut-elle.
L'hôpital original des Gonaïves a été détruit lors d'ouragans survenus en 2008. Le projet de construction du nouvel établissement a été lancé sous le gouvernement Harper en 2010. L'hôpital La Providence des Gonaïves est le plus important dans une région qui englobe plus de 2,5 millions de personnes.