« Tropique de la violence » Les rescapés de toute vie
EN LICE POUR LE PRIX GONCOURT 2016 - NATACHA APPANAH
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C’est son sixième roman. Nathacha Appanah figure avec « Tropique de la violence », (Gallimard, 2016) en bonne place parmi les seize auteurs sélectionnés pour le prix Goncourt, la plus prestigieuse récompense littéraire francophone. Avant la délibération le 3 novembre, voici une note de lecture.
« Tropique de la violence » plonge les lecteurs dans la réalité des Comores, en particulier l’île de Mayotte, le dernier département français, qui sert de cadre à ce roman qui rend insistante la relation avec la mort. Cette année, le chorégraphe comorien, Akeem Alias Washko a mis en scène cette violence et la misère aux Comores dans sa création « Dur D’y Croire » (Cie UNI’SON) élue meilleur spectacle de l’année dans l’archipel. Nathacha Appanah, qui a vécu à Mayotte de 2008 à 2010, s’empare de cette violence pour former la trame la plus visible de « Tropique de la violence », noyau dur autour duquel s’enroulent les épisodes de la vie quotidienne — Moïse, Bruce ou Marie cherchent à se réconcilier avec eux-mêmes ; leurs histoires racontées sont amenées à se confondre pour tendre à une (re)composition de soi.
Le récit se construit par un système de récurrences ; la narratrice lit et relit le conte d’Henri Bosco : « L’Enfant et la rivière ». Les épreuves de la violence dictent un mode de composition romanesque particulier — alors que la voix du personnage central s’efface, les voix de cinq autres personnages racontent le trauma de la violence. La littérature s’accomplit en phase explosée avec le quotidien du quartier le plus pauvre de Mayotte (le quartier surnommé Gaza). « Depuis le temps que ça gonfle cette violence, cette onde destructrice, cette énergie brûlante qui sort d’on ne sait où ; tous ces morts dans le lagon qui vont se réveiller aujourd’hui et nous hurler à la face jusqu’à ce qu’on devienne fou. Depuis le temps qu’on prédit la guerre, qu’on guette le bruit des armes à feu et les cris des bêtes sauvages. (P 51). » La mort, la violence continûment obsèdent le texte de Natacha.
Par cette écriture délibérément morcelée, rude, mais réaliste, l’auteur entend préserver l’odeur de la mort. Cette matière de la guerre se veut aussi la mémoire, le souvenir. Le texte sécrète sa dévoration par des référents symboliques. L’emphase porte alors sur les récits qui peuplent « Les îles de la lune » avec leurs esprits, leurs sortilèges, leurs prophéties. L’auteure ne narre pas la guerre, ne restitue pas la violence selon une chronologie factuelle, mais sature son texte d’images obsessionnelles.
Dans « Tropique de la violence », Nathacha Appanah plonge le lecteur dans la misère, la détresse humaine, l’éparpillement des ONG. Les artistes des Comores évoquent souvent la réalité de cette jeunesse livrée à elle-même. Chez Appanah, ressassées, les notations échappées du passé forment les instantanés de cinq destins à Mayotte : celui de Marie, de Moïse, de Bruce, d’Olivier et de Stéphane. Au loin, la beauté des paysages, la rumeur de l’océan qui donnent au roman son coté onirique. Objet de représentation littéraire, le syndrome de la violence conduit le narrateur à observer, à laisser parler les personnages Le registre macabre, la perte de la figure humaine scandent le récit. La violence devient un principe existentiel — les êtres en devenir, les rescapés de toute vie.
« Pourtant, il n’y a jamais rien qui change et j’ai parfois l’impression de vivre dans une dimension parallèle où ce qui se passe ici ne traverse jamais l’océan et n’atteint jamais personne. Nous sommes seuls. D’en haut et de loin, c’est vrai que ce n’est qu’une poussière ici, mais cette poussière existe, elle est quelque chose. Quelque chose avec son envers et son endroit, son soleil et son ombre, sa vérité et son mensonge. Les vies sur cette terre valent autant que les vies sur les autres terres, n’est-ce pas ?
Oh, après tout, ce n’est peut-être qu’une vieille histoire, cent fois entendue, sans fois ressassée. L’histoire d’un pays qui brille de mille feux et que tout le monde veut rejoindre. Il y a des mots pour cela : eldorado, mirage, paradis, chimère, utopie, Lampedusa. C’est l’histoire de ces bateaux qu’on appelle ici kwassas kwassas, ailleurs barque ou pirogue ou navire, et qui existent depuis la nuit des temps pour faire traverser les hommes pour ou contre leur gré. C’est l’histoire de ces êtres humains qui se retrouvent sur ces bateaux et on leur a donné de ces noms à ces gens-là, depuis la nuit des temps : esclaves, engagés, pestiférés, bagnards, rapatriés, Juifs, boat people, réfugiés, sans-papiers, clandestins.
Mais qu’est-ce que je raconte, moi, je ne suis qu’un flic qui applique la loi française sur une île oubliée. Devant le corps de Bruce, chef de bande de Gaza, tyran, voleur, voyou, j’ai gardé les yeux fermés et j’ai prié.»