Relire ou découvrir César Pulvar
Est-il permis d'espérer que l'impressionnante liste d'écrivains martiniquais du XXe siècle tombés dans l'oubli, qui nous permet de nourrir la présente rubrique, inspirera l'une de nos instances décisionnelles, locale ou hexagonale, afin qu'un tel patrimoine puisse être transmis aux générations futures ? On a le droit de rêver. En tout cas, Clément RICHER, Raphaël TARDON, Emma MONPLAISIR, Irmine ROMANETTE, Marie-Magdeleine CARBET, Léonard SAINVILLE, Mayotte CAPECIA, René CLARAC, Salvat ETCHARD, Xavier ORVILLE ou encore César PULVAR, qui nous retiendra aujourd'hui, le mériteraient amplement.
Père du fameux syndicaliste Marc PULVAR que d'aucuns considèrent comme "le Père de la Nation martiniquaise"à l'égal d'Alfred MARIE-JEANNE, César méritait son prénom tellement le personnage était hors normes. Sa littérature en tout cas l'est car elle est la première__et sans doute la seule dans l'univers littéraire franco-créolophone__à s'inscrire dans la tradition du "roman gothique". Ce genre littéraire a fait florès entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XIXe en Europe, d'abord en Angleterre, puis en France et en Allemagne. Il est aussi connu sous l'appellation de "roman noir" en France bien avant que celle-ci ne désigne, comme c'est le cas aujourd'hui, soit le roman policier soit le roman "nègre".
Le roman gothique témoigne de la redécouverte du Moyen-âge, mais d'un Moyen-âge fantasmé et fantastique, par les écrivains européens du XVIIIe, fait de châteaux hantés, de vampires, de cimetières où se déroulent des scènes macabres, de jeunes femmes enfermées à vie dans des donjons où elles sont violées ou torturées. On peut se demander ce que vient faire un écrivain martiniquais dans pareille galère. Pourtant, César PULVAR s'y est bel et bien embarqué avec les œuvres ci-après :
. Dj'hébo ou le Léviathan noir (1957).
. La Montagne Pelée (1985, 3 tomes).
. Poèmes patriotiques et chrétiens (1992).
En fait, C. PULVAR fait de "l'Habitation" (désignation créole de la plantation de canne à sucre) le lieu de supplices diaboliques et sadiques exactement comme le château hanté de ses confrères européens. Dans cet univers, le Bien (le Nègre esclave) affronte le Mal (le Béké) dans un climat de terreur apocalyptique dans lequel le burlesque, voire le granguignolesque, le dispute au tragique. Ainsi dans D'jhébo ou le Léviathan noir, l'héroïne, Simone, voit son nouveau-né métis fracassé contre un mur par l'incarnation du Mal, le Béké BOUCHET. Si manichéisme il y a chez l'auteur, il n'est pas pour autant totalement dichotomique c'est-à-dire qu'il n'oppose pas le méchant Blanc d'un côté et le bon Noir de l'autre. Dans le même roman, en effet, l'abbé d'ASTREES représente le bon Blanc et BOUCHET, le méchant blanc. Un critique littéraire caractérise ainsi la manière de César PULVAR :
"Et l'on pourrait au passage s'interroger sur le résultat réel du fantastique démoniaque que cultive un César PULVAR : ses figures monstrueuses retiennent peut-être plus l'attention que leurs victimes."
Tout comme ses confrères européens en "gothisme", le romancier martiniquais prend des libertés avec les faits qui frisent l'invraisemblable : ainsi dans La Montagne Pelée, il fait mourir d'amour pour une Blanche le survivant historiquement attesté de l'éruption du 8 mai 1902, Louis CYPARIS, et le remplace dans sa fameuse prison, sise tout à côté du théâtre de Saint-Pierre, par son propre personnage à lui dénommé D'JEBO la Force ! C'est gonflé comme on dit en langage d'aujourd'hui, mais parfaitement en accord avec les règles du roman gothique dans lequel le rocambolesque est omniprésent.
Autrement, à la belle princesse enlevée par des monstres du roman gothique européen correspond la pure et douce Békette sujette à des sévices de la part de Nègres révoltés ou de Nègres marrons. Selon Chantal MAIGNAN (2005) :
"Au début du XXe siècle, le fantasme de la femme blanche envers l'homme noir, ou de ce dernier pour la femme blanche, est récurrent aussi bien dans la littérature des colons (Drasta HOUEL, René CLARAC) que chez les épigones de la Négritude (Léonard SANVILLE, César PULVAR)."
On est en droit dès lors de s'interroger sur le positionnement idéologique de César PULVAR, que l'on devine déjà aux antipodes de son fils Marc, l'indépendantiste. Selon M-C. ROCHMAN (2000), il a cherché à :
"Réhabiliter le Noir en vue de son intégration dans une communauté nationale multiraciale."
De fait, D'Jhébo ou le Léviathan noir est préfacé par Marius MOUTTET, ancien ministre de la France d'Outremer (expression utilisée à l'époque) et Poèmes patriotiques et chrétiens par le très célèbre cardinal LUSTIGER en personne. Son tout dernier texte justement, dont le titre est déjà tout un programme, Poèmes patriotiques et chrétiens, pas si vieux que cela puisqu'il est publié en 1992, en dit long sur le positionnement idéologique de C. PULVAR d'autant qu'à cette époque, en France même, les notions de "patriotisme" et de "chrétienté" apparaissaient comme un peu obsolètes ou en tout cas non assummables par les intellectuels et les écrivains en particulier.
Il faut lire les textes de PULVAR en gardant à l'esprit que ce recours au "gothisme", unique dans la littérature franco-créolophone, correspond très certainement à une profonde révolte intérieure contre l'esclavage et ses séquelles, contre le racisme anti-nègre et contre la non-intégration de ce dernier dans la nation française. Alors romancier de la Négritude, comme le soutien C. MAIGNAN ? Oui, sans doute car ce mouvement politico-littéraire, qui est tout en révolte et en cris ("...pousser le grand cri nègre", CESAIRE), en jaillissement et en fulgurance poétiques, s'adapte assez mal au genre romanesque. C. PULVAR n'a peut-être eu d'autre alternative que le roman "gothique"...