Christopher Babet met à l’honneur la bouillonnante beauté du créolisme
Jeune et talentueux, Christopher Babet, porte en lui une volonté, un savoir et une fierté mauricienne qui font briller sa terre patrie en Occident. Amoureux de la culture et de l’art, il se met au service du créolisme avec passion et détermination. Fervent militant, il redonne ses lettres de noblesse à la créolité à travers des projets artistiques qui vous incitent à vouloir en savoir plus sur cette culture vivante, sur son origine profonde ainsi que son évolution dans le monde actuel.
Kreyolomounn porte en lui une étonnante complexité, comment l’expliquer de manière simple et concise ?
Kreyolomounn, c’est l’idée même de donner une existence à quelque chose de Ratsitanesque qui est de l’ordre d’un mouvement littéraire et artistique de défense des valeurs culturelles et spirituelles propres à notre créolisme en les tirant du gouffre où on a essayé de les cacher, d’une forme d’obscurantisme ambiant qui s’évertue à le réduire au néant. « Kre Yolo Mounn », c’est pour moi donner à l’âme créole, par de nouvelles créations artistiques, la possibilité de retrouver ses lettres de noblesse. Par extension, j’ai adopté Kreyolomounn comme mon nom d’artiste.
Quelle est votre définition du créolisme ?
En linguistique, « créolisme » est une expression ou une construction qui est propre aux langues créoles. Kreyolomounn, qui illustre ce terme, est à l’image du verbe qui s’est fait chair et donne naissance à un concept salvateur qui génère le pont entre le passé, le présent et l’avenir. Il ouvre la voie vers l’avenir de la personne humaine en relation avec les différentes sphères dans lesquelles elle continuera de croître : « La créolisation [1], c’est l’avenir de l’homme ! »
L’orthographe choisie pour le mot « Kreyol », créole en français, est comme un trait d’union entre les différentes orthographes de ce mot qu’on peut trouver dans les Caraïbes et l’océan Indien, et crée un lien entre les différentes langues créoles. « Mounn » est l’un des noms communs que l’on retrouve sous diverses formes, dans bien des langues créoles du monde entier, terme qui sert à désigner un individu. Par exemple : Dans les Caraïbes, la Louisiane, la Guyane, on utilise « Moun », à l’Île Maurice, l’Île Rodrigues et aux Seychelles, on le nomme « Dimounn » et à l’Île de la Réunion « Domoun ». Mais en l’incluant dans ce néologisme, dans ce nouveau concept, j’ai souhaité qu’il retrouve ses lettres de noblesse pour désigner entre autres l’homme ou l’être humain.
Pourquoi avoir choisi d’être ambassadeur du créolisme ?
Dès mes 14 ans, je faisais du théâtre avec la troupe Carpe Diem. Le directeur était mon enseignant d’arts plastiques, Stanley Harmon. Il m’a sans doute beaucoup influencé dans le choix de cette voie artistique. Lors de ses pièces de théâtre, parfois jouées pour le Festival Internasional Kreol[2], il traitait souvent de la traite négrière et de mutineries.
Je n’ai pas choisi d’être ambassadeur de la culture créole ; cela m’a été un gilet de sauvetage pour un enchaînement cohérent et vital par rapport à ma démarche initiale car « nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots ». Les créolophones doivent œuvrer en symbiose car nous faisons face aux mêmes problématiques dans la société et comme « aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans la même direction », j’ai choisi de regarder vers l’avant et d’agir artistiquement avec mes contemporains tout en donnant corps à Kreyolomounn et en m’appuyant sur ce qui m’est le plus proche, le plus cher : la culture créole. Dans le cadre de « la rencontre des cultures créoles » qui s’est tenue en octobre 2017, l’Association Vagues Littéraires m’a convié comme invité d’honneur pour représenter l’Île Maurice. Ce faisant, lors de ce déplacement en Haïti, j’ai donné une conférence à l’institution culturelle ‘Le centre d’art d’Haïti’ et rédigé un article pour la revue scientifique DO.KRE.I.S. J’ai aussi eu la chance de participer à des débats à la radio et à la télévision nationale et animé deux ateliers de performance participative.
Les Mauriciens affirment-ils réellement leur créolité et pourquoi ?
Nous avons tendance à associer de manière erronée la créolité aux Afro-Mauriciens uniquement. Tant que cette définition sera ambiguë et inappropriée, la nation mauricienne aura du mal à affirmer sa créolité. La créolité, selon moi, va bien au-delà de l’ethnicité ! Quel que soit le pays d’origine de nos ancêtres, notre classe sociale, nos croyances ou notre appartenance religieuse, la créolité renvoie entre autres à notre manière de vivre, de parler et d’être. Ainsi, un Sino-Mauricien bouddhiste, un Indo-Mauricien hindou, un Franco-Mauricien catholique ou athée, un Indo-Pakistano Mauricien de foi islamique, un Afro-Mauricien catholique ou protestant et tous ceux qui permettent la permutation des variables énoncées seraient tous, de ce point de vue, des créoles.
En effet, de nombreux courants mauriciens acceptent de plus en plus que la créolité est un trait d’union qui participe au processus du mauricianisme. La vidéo d’une créolophile russe réalisée par Kreyolomounn, devenue virale sur les réseaux sociaux participe à décomplexer les Mauriciens vis-à-vis de leurs créolités refoulées. Cette vidéo apporte une autre dimension comme elle nous permet de transcender la notion même de créolité par l’avènement de la créolophilie, c’est-à-dire, le fait d'avoir de la sympathie à l'égard de la culture créole et ce qui s'y rapporte. Une Russe qui s’exprime en créole et qui valorise sans fléchir la langue maternelle de la majeure partie de la population mauricienne, dans l’imaginaire collectif, cela contribue à ce que le créole « retrouve ses lettres de noblesse » comme évoqué supra.
Kreyolomounn est bien plus qu’un terme, un caractère, c’est un art de vivre. Comment perpétrez-vous cette frénésie poétique au quotidien ?
Cette question pourrait être abordée sous plusieurs perspectives mais dans mon cas, c’est bien mon quotidien qui valse les actions artistiques de Kreyolomounn car je crée en fonction de ce que je vis de mes expériences avec les autres : les préjugés que je ressens à cause de mon apparence. Cela me fait songer au jour où à Paris dans un restaurant, un individu a prétendu qu'à ma tête, cela sentait l'arnaque et je lui ai rétorqué :- « Je suis artiste et je pourrais vous refaire votre portrait ! » ou encore à la fois où dans un jardin parisien, un autre individu a allégué que l’Île Maurice est un département français et il a rajouté avec malveillance et absurdité que ce sont les métropolitains qui payent les impôts des départements français dont l’Île Maurice qui selon lui, en fait partie.
Le vécu journalier a une grande influence sur mes projets artistiques et c’est pour cela que dans un esprit d’expérimentation du vivant certes, mais ne considérant pas non plus les sujets comme des rats de laboratoire, j’impose certaines de mes règles à l’autre dans une dynamique d’extrapolation. L’un des buts principaux du projet Kreyolomounn est de placer l’autre qui semble vouloir affirmer sa supériorité puisqu’il pense appartenir au groupe alpha (dominant) dans une situation ou dans un contexte qui lui fait faire l’expérience de ce qu’il fait subir à ceux qui sont face à lui (dominés-victimes). Ainsi je lui permets de faire l’expérience, lui, pseudo-dominant devenu victime de ce que ressentent les personnes qui subissent diverses formes de discrimination(s) (dominées). Et c’est ce drame-sauveteur qui joue le rôle de l’activateur de changement socialement salutaire.
L’art et la culture sont les fondements de cette machinerie, quel est votre rapport personnel à l’art ?
Sege largar kigi finnginn resgesligi ferger mwagwa regetrougrouv mwagwa dangan sege kigi mogo egetege. Sakgak fwagwa kigi mogo bigizingin sirgirmontgont enngenn digifigikilgiltege, largar finnginn tougouzourgour tanngann mwagwa sogo lagamingin. Saga langangazgaz-laga, enngenn langangazgaz dege degetourgour, pagareygey kougoumaga largar, zotgot agamenngenn lagakigiriogiosigitege, disgiskigisiongion fagasilgil lorgor enngenn sigizege kigi kongonpliglikege pougou agaborgordege.
Quels sont les manquements de notre société dans le secteur de l’art local ?
L’art, à l’Île Maurice, demeure avant tout une discipline enseignée au cycle secondaire avec peu d’objectifs pédagogiques. Les maigres expositions d’art attirent d’abord les membres de la famille de l’artiste et quelques passionnés et sont très rarement tenues sous le haut patronage du ministère des Arts et de la culture. Nous n’avons pas de musée consacré à l’art mauricien. Les quelques œuvres historiques du patrimoine mauricien sont très mal conservées.
Ce sont bien ces raisons qui m’ont induit à apprivoiser davantage le langage artistique, le maîtriser pour produire des œuvres qui sachent toucher ce que nous avons de plus profond et d’universel. Le « mauricianisme » est jusqu'à maintenant un concept difficilement définissable et je crois que l’art doit participer au processus transformationnel de notre société. Mon pays, faisant de l’art la dernière de ses préoccupations, a besoin de personnes dûment formées, avisées, ayant un regard renouvelé pour sauvegarder notre patrimoine aussi bien que lui permettre de se développer, de s'enrichir en matière de production contemporaine artistique en restant en contact avec ce qui se fait ailleurs et ce qui se fait actuellement en matière de pratiques artistiques contemporaines et prospectives car, pour reprendre la phrase de Louis Pauwels, « une civilisation sans culture fait des sociétés sans pédagogie » .
Il subsiste encore des inégalités au sein de notre île, qu’avez-vous à dire face à ce malaise ?
Dès lors que le mot « malaise » est employé en se référant à notre île, le concept de « malaise créole » - ou devrions-nous à présent, pour créer moins d’ambiguïté face à la créolité, dire « l’Afro-Mauricien mal à l’aise » car marginalisé dans son propre pays - me titille l’oreille. Ce malaise est avant tout associé directement à l’Histoire de l’esclavage qui a dépossédé et maltraité cette partie de la population, et dont les conséquences actuelles restent la persistance de la pauvreté, les problèmes sociaux ainsi que la marginalisation politique [3]. Cette situation défavorable expliquerait la difficulté actuelle de ces personnes à définir ou à « se réinventer » une identité. À titre d’exemple, des propos discriminatoires récemment tenus par Showkutally Soodhun, (ce qui lui a d'ailleurs valu son poste) ancien vice-Premier ministre et ministre du Logement et des terres de Maurice, qui démontrent qu’il existe des mesures d’exclusion[4] contre une partie de la population.
C’est pour ces raisons que Kreyolomounn est un bouclier qui aide dans diverses occasions à se protéger, à se relever et à avoir confiance en soi lorsque des événements et certaines rencontres nient à tort l’épanouissement de l’Afro-Mauricien en tant qu’être.
Mon estime de soi était renforcée par ma satisfaction devant les résultats des projets artistiques servant à rendre tangible mon univers personnel qui devient de plus en plus accessible aux autres notamment par la dernière vidéo sur les réseaux sociaux qui documente la performance « Traces archéologiques Sega ». Elle explique mon dévêtissement intégral et les thématiques abordées qui ne sont pas si éloignées de la réalité des inégalités mentionnées plus haut.
Comment voyez-vous l’évolution du créolisme ?
La langue créole, étant une langue vivante, est appelée à constamment créer des expressions nouvelles pour le besoin de la communication. Kreyolomounn, « cet oxymore poétique », comme le souligne le professeur de lettres classiques Suzanne Dracius, a forgé son chemin pour le besoin de la langue, du concept artistique et identitaire. « Kreyol o Mounn », peut se traduire comme « Créole, oh Homme ! ». Une injonction solennelle pour attirer toute son attention, pour qu’il n’oublie pas que, lui, créole, il est un être humain et non pas la bête qu’on s’est évertué à lui faire croire qu’il est. Donc, toi créole, lève-toi et relève la tête, car ta dignité humaine est inaliénable !
[1] « Au sein des analyses de GLISSANT, l’idée de créolisation vise tout autant le processus de formation des sociétés créoles en tant que telles, que celui d’un devenir pressenti des cultures du monde, résultant de leur mise en relation active et accélérée. Ainsi conçue, la créolisation désigne bien tout l'"imprévisible" né de cette élaboration d’entités culturelles inédites, à partir d’apports divers. ». Édouard GLISSANT, Une pensée archipélique : créolisation, [En ligne]. (Page consultée le 30/05/2016). http://www.edouardglissant.fr/creolisation.html.
[2] Le « Festival Internasional Kreol » a été créé en 2006. Le but de ce festival est de célébrer la langue maternelle de plusieurs régions créolophones du monde entier. Au-delà de la langue, la mise en place de cet évènement permet de promouvoir les cultures créoles dans des domaines tels que la mode, la gastronomie, l’artisanat, la littérature, la poésie, la musique, la danse, etc.
[3] « …/…Le pluralisme mauricien se résume à un partage de pouvoir entre, d’un côté, le pouvoir économique aux mains d’une bourgeoisie historique franco-mauricienne et, de l’autre, le pouvoir politique, avec le patronage qui en découle, aux mains d’une bourgeoisie d’état d’origine indo-mauricienne. À l’exception de la petite et moyenne bourgeoisie de couleur qui se retrouve contrôlant la presse, les autres groupes, les classes sociales défavorisées et les minorités ethniques, se retrouvent exclus. Colloque « L’esclavage et ses séquelles: mémoire et vécu d’hier et d’aujourd’hui », Jocelyn CHAN LOW, op. cit., p. 263.
[4] Pierre Rosario DOMINGUE de l’Université de Maurice avance que « refuser de voir en l’exclusion l’un des symptômes des séquelles de l’esclavage, c’est faire preuve de mauvaise foi ». Colloque « L’esclavage et ses séquelles: mémoire et vécu d’hier et d’aujourd’hui », Pierre Rosario DOMINGUE, op. cit.,. p. 324.
Crédit photo : Florent Pommier