INTERROGER LES LIMITES DE L’AIDE AU DEVELOPPEMENT EN HAÏTI
Pour François Pacquement et Margaux Lombard, chargés de mission à l’Agence française de développement (AFD), les bailleurs de fonds doivent changer leur approche de l’aide au développement en Haïti et la considérer dans toute sa complexité.
« Ne dissimulons pas l’impression de gâchis qu’inspirent les volumes d’énergie, de temps et d’argent déversés par le passé dans ce tonneau des Danaïdes, ce cimetière de projets (sans tombes ni stèles), cet éternel retour des grandes espérances, où chaque nouveau cycle efface le précédent. En Haïti, le taux d’échec des programmes de coopération est anormalement élevé. Et celui du désabusement aussi, chez les promoteurs. […] La manne financière aurait-elle été insuffisante ? Non, puisque Haïti a longtemps figuré parmi les pays les plus aidés au monde par tête d’habitant. C’est donc qu’elle fut pour partie inopérante. Et nous avons notre part dans cette inefficience. […] Gardons-nous ensuite de confondre la qualité de la relation avec le montant de l’aide. »
Régis Debray, Rapport au ministre des Affaires étrangères M. Dominique de Villepin du Comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations franco-haïtiennes, janvier 2004, pp.17-20
Quinze ans après la publication du rapport de Régis Debray sur les relations franco-haïtiennes, avec le passage du séisme de 2010 entre temps, le constat demeure plus vif que jamais. En Haïti, plus qu’ailleurs, se fissurent les illusions de l’aide au développement. Le désenchantement plane sur ce pays où s’amoncellent les projets, les montants et les bons sentiments. Haïti récalcitrante à l’aide ? Son histoire atteste d’une tradition de contestation de l’ordre établi, depuis la brèche ouverte avec l’indépendance de 1804 dans le combat pour les libertés humaines. Et si Haïti avait raison dans sa résistance à l’aide au développement ?
Le cas haïtien doit être pris comme une opportunité inédite de s’interroger profondément sur les limites des bailleurs de fonds, en tout cas de l’un d’entre eux, l’Agence française de développement. Il invite à considérer l’aide au développement dans toute sa complexité, sa diversité, ses multiples formes et composantes.
Démêler l’écheveau des temps et des échelles
L’aide révèle une discordance de temps. Les impératifs temporels de gestion d’un projet d’aide au développement se conjuguent souvent mal avec le temps nécessaire à son appropriation et au déploiement de ses impacts. En Haïti, le temps est tressé de discontinuités de tous types : cahots politiques, accidents naturels et climatiques. Entre urgences récurrentes et enjeux structurels, comment travailler au rythme propre à réconcilier ces décalages ? On ne peut pas décréter l’échec au bout de 4 ans seulement. Pourquoi ne pas se laisser dix ou quinze ans ?
À lire aussi sur iD4D : « Vous avez dit « aide publique au développement » ? », par François Pacquement, chargé de mission Histoire et Réflexion stratégique à l’AFD.
L’histoire de l’AFD montre que nous sommes installés en Haïti dans la durée, malgré quelques années d’interruption de notre coopération. Accepter la lenteur nécessiterait de s’affranchir de logiques supérieures et impérieuses, aux premiers rangs desquelles la pression de démontrer des résultats rapides, afin de justifier de l’utilisation des fonds auprès du contribuable, afin de respecter les principes d’efficacité de l’aide.
Outre le paradoxe du temps, Haïti révèle en effet bien le paradoxe micro/macro déjà mis en évidence par Mosley en 1986. Il y a en Haïti des projets d’aide au développement qui marchent et qui durent, des investissements qui sont entretenus et qui portent leurs fruits, qui transforment les terroirs et les destins. Mais les grands agrégats économiques n’en rendent pas compte, et ceci alimente un sentiment d’échec. Or l’impact de l’aide se situe aussi au-delà du quantifiable, dans la sédimentation et la transmission : de belles aventures humaines comme le projet bornes fontaines, désormais inscrit dans le paysage, en témoignent. À travers les infrastructures d’eau et les associations d’irrigants, il a influé de manière irréversible sur l’organisation sociale de plusieurs quartiers de Port-au-Prince.
Le projet bornes fontaines, né en 1995, porté par le Gret et financé par l’AFD et l’Union européenne, a créé un système de desserte en eau potable dans des quartiers défavorisés de Port-au-Prince. Les bornes fontaines sont raccordées au réseau CAMEP (Centrale métropolitaine d’eau potable) et sont gérés par des comités d’usagers élus.
En matière d’aide, il devient donc urgent de prendre en compte le caractère multidimensionnel de la réalité, de réévaluer le sens des priorités. Quel pays mieux placé qu’Haïti, où les déceptions de l’aide au développement sont légion et confinent à l’absurde, pour amorcer la réflexion ? Face à l’excès, voire la surenchère d’études et de projets qui se succèdent : et si c’était sur nous qu’il fallait faire porter l’effort ? Une première réponse est recherchée en jetant un regard rétrospectif sur notre histoire.
Chercher le sens
Pour vivre pleinement une relation où temps et échelles sont traversés de tensions, il convient de revenir à l’essentiel, au sens de la relation entre Haïti et l’AFD.
Or à partir des années 1990, la fin de la guerre froide conduit à une refondation de l’aide autour de la recherche de son efficacité. Une logique de standardisation s’impose alors. Mais Haïti s’affirme par une histoire et une géographie atypiques et résiste à une approche internationale dont la seule ambition serait une efficacité de court terme.
Par ailleurs, nos deux pays entretiennent des liens intimes, comme l’atteste l’attachement qu’il suscite chez les professionnels qui y ont travaillé. L’histoire commune est source d’affinités, d’une demande particulière, qui requiert une approche originale, singulière ! Face au sentiment d’échec, vaut-il mieux choisir de mettre fin à l’aide au développement ou plutôt chercher ce qu’il nous revient d’apprendre de l’exemple d’Haïti ?La réponse est claire : depuis novembre dernier, Haïti est entré dans le club fermé des dix-sept pays prioritaires pour l’aide française. Ceci est une forme de reconnaissance d’une relation singulière, qui nous mobilise dans une relation au-delà du fonctionnel, selon un engagement à plusieurs composantes.
Nous devons nous efforcer d’écouter, inlassablement. Et compte-tenu du turnover permanent des équipes, du côté haïtien comme de celui de l’AFD, il est impératif de constituer une forme de mémoire et d’analyser le sens de notre métier[1].
Il convient alors de partir des initiatives haïtiennes, des forces vives, de ce qui paraît prometteur ou marche déjà, des talents, des acquis. En bref, de valoriser l’existant sans se substituer aux Haïtiens, « pour des raisons tant éthiques que pratiques »[2]. Notre rôle n’est-il pas d’entretenir l’a priori positif et de véhiculer la confiance dans un monde meilleur qui anime l’aide au développement, plutôt que de ressasser vainement écueils ou échecs ?
Cette posture est de nature à fonder une plus grande compréhension mutuelle, qui reste à bâtir par des interdisciplinarités.
À lire aussi sur iD4D : « Haïti : nouer ensemble débrouille locale et aide au développement », par Jean-Bernard Véron, président du Comité des solidarités internationales de la Fondation de France.
Assumer la diversité dans la relation d’aide au développement
Pour une aide plus diverse, il apparaît essentiel de l’enrichir d’approches issues d’autres sciences sociales que l’économie. Pour une meilleure compréhension du pays, d’aucuns invoquent la sociologie, les autres l’anthropologie, la philosophie, la littérature… Des cheminements pluriels sont susceptibles d’apporter un autre éclairage sur les enjeux censés guider l’aide au développement, en Haïti et ailleurs.
L’interdisciplinarité favorise par construction le dialogue (faire communiquer les disciplines), la connexion (mettre en relation des questions a priori éloignées), le décloisonnement (partager méthodes, concepts, champs). D’une part, elle conduit à accroître l’exigence du contenu des partenariats, avec un suivi méthodologique, complémentaire au suivi strictement financier. D’autre part, elle concentre la valeur ajoutée du partenaire extérieur dans la capacité à croiser les enjeux et faire se rencontrer les acteurs de manière transversale, donnant à tous un horizon et un cadre de travail, et laissant aux spécialistes la profondeur de champ. Fidèle à la culture d’entreprise, propice à son épanouissement, l’interdisciplinarité ainsi esquissée facilite le passage d’une logique de guichet à une logique de réseau.
Or il n’existe pas une masse critique de compétences « sciences sociales », chez les bailleurs de fonds, comme l’AFD, l’économisme régnant sur les méthodes. De fait, ni les cycles stratégiques, ni ceux des opérations, ne prévoient d’intervention de ces autres disciplines. L’instruction des projets, encore principalement le fait d’ingénieurs et d’économistes, pourrait pourtant tirer parti de l’analyse des dimensions socio-anthropologiques, ne fût-ce qu’au titre des seules diligences relatives aux risques. Pour les stratégies comme pour les opérations, les interdisciplinarités pourraient permettre de conceptualiser et de capitaliser mieux, en élargissant le champ scientifique mobilisé.
Il ne faut pas oublier que les logiques de développement recouvrent de multiples composantes qui interagissent de manière complexe. À trop occulter la pluralité de l’aide, on en fait une politique monochrome, dogmatique et indifférenciée. Or l’aide recouvre quatre unités d’action de plus en plus différentes. Aux côtés de l’aide projet traditionnelle, trois autres politiques s’affirment de plus en plus : la prévention et le traitement des crises, l’appui aux négociations multilatérales, et la diplomatie économique.
L’essentiel de l’accroissement de l’aide au développement depuis le début du siècle est lié aux réponses aux crises et aux situations post-conflit (mesurée comme l’aide aux États fragiles). L’appui aux négociations multilatérales reste un enjeu diplomatique central, comme le montre l’exemple récent de la négociation de l’Accord de Paris sur le Climat. La diplomatie économique, qui consiste à privilégier les opérations représentant un intérêt pour le pays donateur, s’impose de plus en plus, sous diverses appellations, de la Chine aux Pays-Bas, en passant par l’Autriche, le Danemark ou l’Allemagne. Il convient de penser sur le terrain la différentiation entre ces politiques de façon à y décliner des attentes adaptées et des modus operandi en proportion. Si, sous couvert d’aide, se mêlent autant d’approches différentes, comment se retrouver dans une recherche uniforme d’efficacité ?
À lire aussi sur iD4D : « Crises et sortie de crises : les agences de développement sont aussi concernées ! », par Olivier Ray, responsable de la cellule crises et conflits à l’AFD, et Pierre Salignon, expert santé et protection sociale à l’AFD.
Oser une autre aide au développement en Haïti
Et si la satisfaction de l’aide résistait aux exigences de l’efficacité, et reposait sur un temps long, une écoute patiente des partenaires permise par le déploiement d’interdisciplinarités ? Haïti est une belle invitation à la promotion d’un retour au sens de la relation. Dans la mesure où l’on se heurte en permanence à des énigmes, des apories, des incompréhensions, des désillusions, la question du sens est pleinement pertinente.
Haïti est un révélateur puissant des limites des bailleurs de fonds tels que l’AFD. L’une d’entre elles est le mythe de la politique unique, alors qu’il est temps de reconnaître le caractère multidimensionnel de l’aide au développement qui ne peut uniquement reposer sur l’économisme. Haïti renvoie des signaux plus vifs qu’ailleurs dans la mesure où elle concentre bien des problématiques, mais elle permet de questionner les limites de l’aide au développement de manière plus générale, au-delà des frontières haïtiennes.
Acceptons la lenteur et la modestie : assumons ce rôle d’accompagnement, difficilement mesurable et sans succès garanti, soumis à des risques et des contraintes importants, mais essentiel. Travaillons à la constitution d’une mémoire et à tirer des enseignements de l’histoire, ne nous cantonnons pas à un raisonnement binaire en termes d’échec/succès. Osons la diversité de l’aide.
Les opinions exprimées dans ce blog sont celles des auteurs et ne reflètent pas forcément la position officielle de leur institution ni celle de l’AFD.
[1] Un livre d’histoire de l’AFD en Haïti, à paraître début 2018, se proposera d’y contribuer.
[2] Régis Debray, Rapport au ministre des Affaires étrangères M. Dominique de Villepin du Comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations franco-haïtiennes, Janvier 2004, p.17.