Haïti, dans une impasse ethnico-socio-économique
Quand au sein d'une société, la richesse, voire le simple bien-être, est l'apanage d'une minuscule minorité et que la masse, très largement majoritaire, vit dans la plus grande précarité - insécurité alimentaire, insécurité sanitaire, illettrisme, insalubrité, insécurité dans le logement - sans grand espoir d'en sortir, sans avenir; quand la classe intermédiaire est presqu'inexistante, et prise en étau entre ces deux extrémités, incapable d'assumer le moindre rôle de trait d'union, cela finit par engendrer une société outrancièrement polarisée, animée par un profond sentiment de supériorité chez les "gens d'en haut" et d'injustice du côté de "ceux d'en bas".
Quand, qui plus est, ce clivage social et économique est associé à des critères ethniques comme la couleur de la peau, cela ne fait que l'envenimer. Les sentiments qui en découlent se trouvent exacerbés d'un côté comme de l'autre et constituent un terrain fertile à toute sorte de réflexes fantasmatiques et destructifs.
Dès lors, il n'est pas exagéré de penser que cette société vit sur une bombe à retardement, "déclanchable"à tout instant, pour toute sorte de raisons, par tout type d'acteurs; pouvant surgir, évidemment, de la classe la plus en souffrance, mais aussi de la classe dominante par des individus en rébellion avec les leurs ou encore de la classe moyenne mise en appétit, mais non rassasiée. Les sources et risques d'implosion sociale deviennent exponentiels et incontrôlables.
Une telle société n'est point viable et ce, dans son articulation même. Elle court à sa perte. Tout modèle social est limité dans le temps, encore plus quand il est profondément injuste. En effet, arrive le moment où les frustrations et les incompréhensions atteignent un degré tel, que le vivre-ensemble devient quasi impossible. Entendez là, le point de non-retour où, du coup, pour reconstruire, il faut tout casser et faire table rase, où, pour avancer, il faut débroussailler; un peu comme si l'on se trouvait face à un obstacle insurmontable que seule une explosion permettrait de franchir.
J'ai bien peur, malheureusement, que nous y soyons dans ce pays!
Chers (chères) concitoyen(ne)s, ces barrières ethnico-socio-économiques dont il est question ici ne sont pas une allégorie de l'esprit. On peut les observer, en tirant une photographie des manifestations, en passant dans les quartiers populaires, en faisant ses courses dans tel supermarché ou tel autre de la zone métropolitaine, en prenant part à tel événement dont le tarif est fixé à 100 gourdes ou tel autre, à US$60. Cette ségrégation sociale est omniprésente. Même le carnaval, réputé pour être rassembleur, ne fait plus exception à la règle; signe que la méfiance, l’animosité et l’agressivité sont à leur paroxysme.
Cette situation correspond bel et bien à une réalité qui nous ronge de l'intérieur dans la mesure où elle creuse, jour après jour, les fossés qui nous séparent et qui feront, un jour où l'autre, office de tranchées de guerre entre nous et, ma foi, contre nous-mêmes.
Chers (chères) concitoyen(e)s, de la classe dite subalterne, vous qui subissez, aux premières loges, les travers de ce pays, je ne sais trop quoi vous dire, sinon de rester debout et de garder, en toute circonstance, votre dignité d'être humain.
Quant à vous, chers (chères) concitoyen(ne)s de la classe moyenne, bien trop restreints en nombre et surtout, bien trop occupés à vous faire une place au soleil pour prendre le recul nécessaire à l'action constructive, vous êtes comme sous anesthésie, celle du "je ferme les yeux, en espérant mon tour ou en attendant que ça passe". La politique est devenue votre terrain de chasse favori, non pas pour changer la donne mais pour subtiliser quelques atouts qui vous permettront de gagner à ce jeu de poker corrompu. Vous vous mettez en situation de "non assistance à Nation en danger" comme si cette dislocation sociale ne vous importait pas.
Chers (chères) concitoyen(ne)s, à vous qui faites figure de grands privilégiés du système, je dis "méfiez-vous, comme de la peste, de ce sentiment de supériorité qui vous gagne et vous enivre, attisé par ce climat dupant qui vous porte à croire qu'il est éternel alors qu'il n'est, en fait, que contextuel. Méfiez-vous de cet environnement qui vous pousse à ne pas vous sentir concernés, à vous enfermer dans votre tour d'ivoire au beau milieu de la désolation, à vous fabriquer une bulle basée sur la consanguinité, et à parler de "ces gens-là" avec condescendance, comme s'ils étaient d'un autre monde. Ils ne le sont pas! Ce pays est tout autant le leur et cela fait trop longtemps qu'ils frappent aux portes - celles de l'éducation, de la santé, d'une vie décente tout simplement - et qu'elles ne s'ouvrent pas. Alors, ils commencent à penser qu'il va falloir les enfoncer. Légitime, n'est-ce pas?"
Chers (chères) concitoyen(ne)s, écoutez ces grognements, ressentez ces secousses qui ébranlent déjà vos murs et vos voitures. Dans l'état actuel des choses, deux évidences semblent s'imposer à vous:
- soit vous laissez le désespoir défoncer la porte et là, cela risque de faire très mal!
- soit vous changez de paradigmes socio-économiques, à travers votre façon de faire de la politique, de concevoir l'économie, de faire du commerce, de vous comporter, afin de permettre à l'ensemble de la société de s'y retrouver, ne serait-ce qu'un peu!
Le malaise national que nous vivons, dû à un déséquilibre socio-économique qui ne fait que s'accentuer depuis ces 30 dernières années, devient de plus en plus intenable. Toutes les couches sociales le ressentent, sans doute pas au même point, avec la même intensité, mais le ressentent quand même. Alors tout le monde s'en va, que l'on quitte sur un radeau, ou en première classe, la motivation reste la même "Déguerpir!”
Haïti se vide de toutes ses forces vives, elle agonise sous nos yeux et nul ne bronche. La relève peine à se faire dans nos écoles, au sein de nos universités, dans nos centres de santé. Les compétences ne courent pas les rues, on bricole, on fait comme on peut avec ce que l'on a. Résultats des faits, les droits fondamentaux sont devenus un luxe ici. La déliquescence de notre système éducatif (exemple le taux étourdissant d'échec au BAC ces dernières années), la carence en formation professionnelle, privent nos administrations et nos quelques entreprises, de personnels qualifiés; l'exclusion de la grande majorité de la population, de la vie économique, prive le milieu d'affaires de consommateurs potentiels. C'est un peu le serpent qui se mort la queue. Il faut sortir de ce cercle vicieux!
La raison voudrait que les mieux lotis se décrispent un peu et consentent à quitter leur piédestal pour faire un pas vers l'ouverture; encore, faut-il bien qu'ils veuillent l'entendre!
L'intérêt privé a ses raisons que la raison ignore.
Cliford JASMIN