Montréal, le 12 novembre 2017
Politique linguistique éducative en Haïti: surmonter l’inertie, instituer l’aménagement simultané du créole et du français
Robert Berrouët-Oriol
En 2017, la république d’Haïti dispose-t-elle, au ministère de l’Éducation nationale, d’une politique linguistique éducative mise en œuvre à l’échelle nationale? En a-t-elle d’ailleurs le projet sinon la volonté politique ou encore le souci? Pour répondre adéquatement à ces questions il faut à la fois observer/analyser les faits et se référer aux données consignées dans des sources documentaires fiables.
Dans un premier temps, on prendra toute la mesure du poids démographique de la demande massive de scolarisation au pays depuis les années 1964. Car si les statistiques semblent parfois se contredire, elles ont au minimum la vertu d’indiquer des pistes d’analyse à explorer. Ainsi, la direction de la Planification et de la coopération externe (DPCE) du ministère de l’Éducation nationale a publié les résultats du «Recensement scolaire 2010-2011» [document de 200 pages non daté, consulté le 10 novembre 2017 sur le site du MÉN] : dans le secteur public qui comprend environ 20% des écoles du pays, «Le recensement de 2010-2011 a permis (…) de dénombrer dans l’ensemble des 10 départements scolaires 3 477 écoles et 624 095 élèves pour le niveau secondaire.» Le lecteur attentif demeure pantois devant l’abondance des chiffres consignés dans ce document… On y trouve, par exemple, la «répartition des écoles du 3ème cycle fondamental et du secondaire par secteur, selon le milieu et la nature du toit, du parquet, des murs, du nombre de vacations, des années d’études, des sexes», etc. Et si ces statistiques entendent renseigner également sur «le milieu et la formation du directeur pédagogique», nulle part elles n’éclairent sur la configuration démolinguistique du système national d’éducation. Dans ce document, on cherchera en vain des statistiques sur les langues d’enseignement de l’École fondamentale, sur le nombre et la qualité des cours dispensés en créole dans un nombre indéterminé d’écoles. On cherchera en vain d’utiles données sur la qualification professionnelle des enseignants de créole dans un système qui se réclame encore, de manière diffractée certes, de la réforme Bernard de 1979. L’absence de données démolinguistiques dans un document aussi important, les résultats du «Recensement scolaire 2010-2011», exprime bien le peu d’intérêt suscité par la politique linguistique éducative au niveau de l’État haïtien et singulièrement au ministère de l’Éducation nationale où s’étale l’absence constante de volonté politique. Ainsi, comme le souligne Pierre-Michel Laguerre, ancien directeur général de ce ministère et l’un des meilleurs spécialistes haïtiens des dispositifs curriculaires, «On peut déplorer aujourd’hui, à l’heure du bilan, (se référer au document du Rapport de recherche, ministère de l’Éducation, de la jeunesse et des sports (MENJS), 1999 «Aménagement linguistique en salle de classe», et le Rapport du Groupe de travail sur l’éducation et la formation (GTEF), 2010) que l’aménagement linguistique envisagé depuis la réforme Bernard n’ait pas été revisité. En ce sens, le jeu des acteurs politiques et pédagogiques présents sur la scène de l’école républicaine d’Haïti reste déterminant pour planifier une avancée féconde et structurante pour une refondation du curriculum des langues dans le système éducatif haïtien.» («Avez-vous dit aménagement des langues dans le curriculum du système éducatif haïtien?», octobre 2017.)
Dans un second temps, on prendra en compte, avec prudence, les statistiques fournies par certaines institutions internationales: selon l’UNICEF «Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques)» [UNICEF, «L’éducation fondamentale pour tous», document non daté, consulté le 10 novembre 2017]. Ce document, lui non plus, ne fournit aucun éclairage sur la configuration démolinguistique du système éducatif national, et singulièrement sur l’emploi du créole dans ce système. Mais il a le mérite de confirmer, à l’instar du GTEF, que l’État haïtien n’administre qu’environ 20% de la totalité du système, ce qui signifie qu’à terme il aura à négocier sa future politique linguistique éducative avec le secteur privé national et international détenteur à 80% du monopole de l’offre scolaire au pays.
Par notre texte «L’État haïtien et la question linguistique: timides mutations, grands défis» (Le National, Port-au-Prince, 27 août 2017), nous avons circonscrit de manière succincte les faibles structures mises en place par l’État dans le domaine linguistique de 1941 à nos jours. Nous y avons retracé des structures ainsi que des décrets et lois qui, pour l’essentiel, indiquent que l’État haïtien n’est toujours pas porteur d’une vision d’ensemble de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays, le créole et le français. C’est précisément cette carence de vision qui pose problème notamment dans le système éducatif national et qui permet d’expliquer, en amont, les errements de l’État dans le dossier linguistique. Pareille carence de vision permet également de comprendre pourquoi l’État, cultivant le statu quo au ministère haïtien de l’Éducation, n’a pris aucune initiative linguistique d’envergure nationale dans le domaine éducatif depuis la réforme Bernard de 1979. Nous avons également abordé l’épineuse question de la politique linguistique éducative dans un texte paru dans Le National le 5 octobre 2017, «Système éducatif haïtien : retour sur l’aménagement linguistique en salle de classe». Dans ce texte nous avons rappelé que la réalité de l’aménagement linguistique dans le système scolaire haïtien a fait l’objet de plusieurs études, générales et sectorielles. La plus «récente», en une démarche globale, est un document du ministère de l’Éducation nationale, «L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche» (Ateliers de Grafopub, 2000) [voir Fortenel Thélusma: «Analyse d’une étude commanditée par le MENJS en 1999: «Aménagement linguistique en salle de classe», juillet 2017]. Dix-sept ans après sa parution, les recommandations de ce rapport de recherche, demeurées sans suites connues du public, sont d’une radicale actualité.
L’observation des faits ainsi que l’analyse des rares données accessibles sur la configuration démolinguistique d’Haïti confirment que l’État haïtien, en dépit du caractère massif de la demande scolaire à l’œuvre dès les années 1964-1968, affiche un lourd déficit de leadership dans le domaine linguistique au pays. De manière plus précise, au ministère de l’Éducation nationale, nous sommes en présence d’une sous-culture de l’immobilisme et du statu quo traduisant une dommageable absence de vision linguistique et de volonté politique d’agir en matière de politique linguistique éducative. Cette absence de vision linguistique et de volonté politique au ministère de l’Éducation nationale se donne à voir, entre autres, dans l’inanité de l’Accord du 8 juillet 2015 entre l’ONG Académie créole et le ministère de l’Éducation nationale, le mort-né «Pwotokòl akò ant ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka)» --voir à ce sujet notre analyse du 15 juillet 2015, «Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale». Cet accord, destiné à «faire la promotion du créole dans les écoles» mais qui s’est avéré sans prise réelle sur la totalité des écoles à l’échelle nationale, se situe dans la lignée du saupoudrage cosmétique auquel s’est livré le régime Tèt kale en éducation: un fiasco prévisible, à l’image de la grande arnaque instituée par le Psugo (voir là-dessus l’éclairage de Charles Tardieu, «Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti», 30 juin 2016.)
Comme nous l’avons déjà précisé, il existe un véritable blocage au ministère de l’Éducation nationale sur l’épineuse question de l’élaboration d’une politique linguistique éducative en Haïti: blocage de nature politique et idéologique, sous-culture de l’immobilisme, rachitisme intellectuel quant à la mission même de ce ministère et sous utilisation de nombre de cadres pourtant bien formés.
Il serait hasardeux de croire que le pays ne dispose pas des compétences nécessaires à l’élaboration d’une politique linguistique éducative en Haïti: au ministère de l’Éducation comme parmi les enseignants, il y a des cadres compétents et des experts qui désirent œuvrer à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif. Encore faudrait-il que l’on fasse appel à leurs compétences connues plutôt que de gérer au jour le jour un MÉN-titanic sans boussole ni direction conséquente et sans projet de société…
Il y a donc lieu, à l’échelle de la société civile, d’interpeller publiquement Pierre Josué Agénor Cadet, actuel ministre de l’Éducation nationale, à propos de l’inexistence d’une politique linguistique éducative en Haïti. L’interpeller pour qu’il explique à la nation et au Parlement les raisons justifiant l’immobilisme de son ministère dans le domaine de l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne.
Pareille interpellation devrait à notre sens être portée dans la concertation par les institutions haïtiennes des droits humains selon la claire vision des droits linguistiques consignée, entre autres, dans le livre «La question linguistique haïtienne / Textes choisis» (Cidihca et Éditions Zémès, juin 2017) et dans le texte «Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti» (20 avril 2017). Il s’agit de rassembler autour de la vision des droits linguistiques de l’ensemble de la population : les notions qui sont au fondement de cette vision sont celles de «patrimoine linguistique bilingue», de «droit à la langue», de «droit à la langue maternelle» créole, «d’équité des droits linguistiques», de «parité statutaire entre les deux langues officielles», de«didactique convergente créole-français», de «politique linguistique d’État» et de «législation linguistique contraignante». Elles doivent régir toute entreprise d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti, en particulier dans le système d’éducation nationale.
Quelle est la part réservée à la politique linguistique éducative dans le «Plan décennal 2017-2027 en éducation» mentionné par le ministre Pierre Josué Agénor Cadet à la 39e Conférence générale de l’UNESCO (Paris, 3 novembre 2017)? Le discours prononcé ce jour-là par Pierre Josué Agénor Cadet ne fournit aucun renseignement sur la politique linguistique éducative d’Haïti. Faut-il espérer que la publication, un jour prochain, du «Plan décennal 2017-2027 en éducation» apportera un utile sinon essentiel éclairage à ce chapitre?