Sur les pas de Wole Soyinka au pays du vaudou
Le Prix Nobel de littérature nigérian a passé la mer pour rencontrer les citoyens d’Haïti. Propos d’un sage africain plein d’ironie et récit d’un voyage, digne d’une visite d’Etat
Une visite de solidarité: c’est ainsi que le Nigérian Wole Soyinka a qualifié son récent séjour en Haïti, une décade pendant laquelle l’écrivain s’est montré attentif, disponible, ému et choqué. Premier Africain, premier Noir à se voir attribuer le prix Nobel de littérature, en 1986, il est arrivé, auréolé de ce prestige, avec une réception de chef d’Etat, décoré par le président Jovenel Moïse, nommé citoyen d’honneur de Cap-Haïtien, avec banderoles dans la rue et étiquettes de bouteilles à son effigie.
Mais plus que ces distinctions, il a apprécié l’accueil des jeunes. Il était invité par Laboratorio Arts Contemporains, un organisme qui met en rapport des univers entretenant un lien culturel profond, entre l’Afrique de l’Ouest, la Caraïbe et l’Europe. En dépit de son âge – bientôt 84 ans – et de ses nombreuses activités au Nigeria et dans le monde, Wole Soyinka s’est prêté avec générosité et humour à un marathon de rencontres et de cérémonies, accompagné par une délégation – cinéaste, historien de l’art et du théâtre. Au cours de ce séjour, il n’a cessé de rappeler les origines africaines de l’île et d’appeler les Haïtiens à renouer avec leurs racines plutôt que de se laisser coloniser à nouveau.
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Ce maître de l’ironie apportait le salut d’un grand «pays de merde» à un plus petit, rappelant au passage l’évaluation formulée par Donald Trump. Comme il l’avait promis, après l’élection du président américain, Soyinka a rendu sa green card, son titre de séjour permanent aux Etats-Unis où il enseigne dans plusieurs universités. Son passé de prisonnier politique, pendant la guerre du Biafra, entre 1967 et 1969, et ses années d’exil, de 1994 à 1998, alors que le dictateur Sani Abacha l’avait condamné à mort, donnent à ses actions et à ses déclarations une autorité particulière.
La mémoire de l’esclavage
Les liens entre le Nigeria et les autres pays de l’ouest de l’Afrique et Haïti sont évidents. Ils portent tous la mémoire de l’esclavage. Les Noirs de Haïti, dans une révolte puissante, ont été les premiers à l’abolir dès 1791. «Le combat d’Haïti pour la liberté est un exemple pour chaque pays du continent africain aujourd’hui et à jamais. Personnellement, l’histoire d’Haïti, ce combat m’inspirent tous les jours», a dit Wole Soyinka au cours de son séjour.
Mais auparavant, il a reconnu: «Depuis mon arrivée, j’ai connu de grands moments de dépression à cause du niveau très bas de développement du pays, parce que dans mon imagination, j’espérais que le pays serait plus développé qu’il ne l’est réellement. J’ai pu me rendre compte du niveau de pauvreté, du niveau de désespoir des gens.» Le tremblement de terre de 2010 et d’autres catastrophes naturelles ont terriblement affecté l’île, mais l’écrivain pensait aussi aux dictatures successives et à la corruption endémique que leurs deux pays connaissent, chacun à son échelle.
Sous le signe des orishas
En Haïti, l’Afrique est présente partout, dans la cuisine, la vie quotidienne, les arts, le vaudou. Wole Soyinka l’a perçue dans les chants des femmes lors de la cérémonie en son honneur à Cap-Haïtien: «En écoutant les artistes sur scène ce soir, j’ai reconnu tout de suite la musique owo de la culture yoruba. Je ne sais pas si c’était voulu ou si c’est un hasard, mais je suis convaincu que les orishas étaient avec nous.»
Les orishas, ce sont les dieux du panthéon yoruba, une mythologie qui a nourri son théâtre. S’il a grandi dans une famille anglicane, Soyinka vit en intimité avec ces divinités comme avec des membres de sa famille étendue: «Je ne les adore pas, je leur demande conseil, elles m’accompagnent.» La mythologie yoruba s’adapte au monde moderne: «Pour résumer, Shango est le dieu de la technologie, Ogoun est le dieu de la créativité, Eshu est la divinité de la combativité. L’association de ces trois divinités fait du Yoruba un individu résolument contemporain et apte à résoudre les problèmes qui se présentent à lui. Cette mythologie est porteuse d’une énergie et d’une force qui constituent la grandeur du peuple yoruba.» Or ces divinités se retrouvent dans le vaudou haïtien, et l’écrivain a encouragé les Haïtiens à garder cet héritage et à résister à ce qu’il craint le plus, tous les fondamentalismes, qui ne tolèrent pas les autres mythologies, et le néocolonialisme qui s’exerce sous les formes les plus sournoises: religieux, économique, culturel.
Wole Soyinka a aussi été interrogé à plusieurs reprises sur la célèbre «tigritude» qu’il a opposée à la négritude: si Senghor proclamait que «l’émotion est nègre et la raison, hellène», le Nigérian a voulu montrer par là l’indépendance de l’Afrique par rapport à l’Occident et revendiquer pour elle l’émotion et la raison à la fois!
«Brisez la routine»
Wole Soyinka a accordé toute son attention à la jeunesse. Aux petites filles qui lui apportaient des fleurs lors d’une séance de signature, il a dit avec tendresse: «Ne grandissez pas trop vite, vous allez au-devant de plein d’ennuis. Ne vous hâtez pas de rejoindre le monde des adultes incompétents et médisants.»
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Aux 500 lycéens de Cap-Haïtien: «Derrière vos apparences sages, je sais que bouillonnent des désirs: suivez-les, brisez la routine, c’est ainsi que se font les grands changements. Il faut vous préparer à être stoïques, parce que ce sera dur. Si vous vous sentez prêts à vous engager pour une grande cause, allez-y, mais ne croyez pas que ça soit nécessaire. En existant, vous êtes utiles à l’humanité, vous en êtes des éléments importants. Vous êtes les héritiers d’une histoire qui est un symbole pour tout Africain noir, pour toute l’humanité. Votre pays eut le courage d’affronter une des armées les plus fortes de l’époque. Il a connu des dictatures brutales, il a été exploité et pillé par ses grands voisins, trahi par l’humanité. Il connaît la pauvreté et la frustration. Récemment, le tremblement de terre vous a tous affectés de près ou de loin. Mais vous n’êtes pas seuls: à la suite de cette terrible épreuve, le président du Sénégal a offert l’asile à tout Haïtien qui voudrait venir s’installer dans son pays. Je suis assez connu pour pouvoir me montrer critique à l’égard des chefs d’Etat, mais là, je reconnais son geste, et à mon tour, je vous promets solennellement un tel accueil au Nigeria. Mais ne vous précipitez pas pour acheter votre billet d’avion: ce lien avec l’Afrique peut être mental, c’est un appel à retrouver votre identité africaine. Vous faites partie d’un monde qui est plus grand que Haïti.»
Aux étudiants de l’université: «Soyez vous-mêmes. N’oubliez pas que vous pouvez agir: les gouvernements sont élus et peuvent donc être congédiés.»
Wole Soyinka, collectionneur
Pendant ses études de théâtre, en Angleterre, le dramaturge a pris la mesure du pillage du patrimoine culturel et religieux de l’Afrique noire. Par «ressentiment», dès qu’il en a eu les moyens, il a commencé à recueillir ces œuvres, dans une démarche qu’il ne veut ni artistique ni anthropologique mais réparatrice. Désormais, il plaide pour la restitution des œuvres d’art aux pays d’origine. Aujourd’hui, dans sa résidence d’Abeokuta, sa collection compte plus de 7000 pièces. Il entretient avec elles le même rapport familier et affectif qu’avec ses orishas mais, dit-il en souriant, il s’est résigné à en prêter une partie. Exposées au Musée d’ethnologie de Port-au-Prince, ces superbes pièces côtoient des œuvres d’artistes contemporains, inspirées par le théâtre de l’écrivain ou par la tradition.
Des centaines d’élèves ont visité cette exposition. En parallèle, Wole Soyinka a inauguré un auditorium qui porte son nom à l’Institut d’études et de recherches africaines. Les étudiants avaient monté une exposition d’œuvres d’artistes haïtiens en rapport avec l’Afrique: «J’y ai retrouvé Eshu, Shango, Ifa qui sont des artefacts importants de la culture yoruba. J’ai pu me rendre compte de la richesse de la culture haïtienne. Je sais qu’ils ont été inspirés par Ifa, la déesse de la créativité et de la technologie.»
Un charnier pour les vautours
Invité à s’exprimer devant le bureau de l’Unesco et le corps diplomatique, Wole Soyinka a eu des paroles très fortes pour dénoncer le traitement infligé aux migrants en Occident et la résurgence de l’esclavage dans ce contexte. Il a cité a contrario l’exemple du maire de Palerme, qui a décidé de recevoir tout migrant qui en ferait la demande, un choix qu’il soutient activement. «Si les pays occidentaux et les pays d’origine n’agissent pas rapidement face à cette tragédie, il faudra vous habituer à considérer la Méditerranée comme un cimetière et le désert comme un charnier pour les vautours. Il n’y a pas d’autre choix.»