Relire ou découvrir Mayotte Capécia
Voilà sans doute l'affaire la plus rocambolesque de toute la littérature martiniquaise et francophone antillaise ! Un roman, intitulé Je suis Martiniquaise, publié en 1948 par une certaine Mayotte CAPECIA qui connut un petit succès dans les milieux parisiens, sans plus, mais que la charge violente que lui porta Frantz FANON dans sa thèse de doctorat en psychiatrie et surtout son livre Peau noire, masques blancs (1952) a immortalisé. Qu'on en juge :
« Nous sommes avertis, c’est vers la lactification que tend Mayotte. Car enfin il faut blanchir la race : cela, toutes les Martiniquaises le savent, le disent, le répètent. Blanchir la race, sauver la race, mais non dans le sens qu’on pourrait supposer : non pas préserver “l’originalité de la portion du monde au sein duquel elles ont grandi”, mais assurer sa blancheur".
Or, selon deux éminents chercheurs étasuniens, C. WACWARD et A. James ARNOLD, la pauvre Lucette Céranus COMBETTE, alias Mayotte CAPECIA, à moitié-illettrée, successivement couturière, blanchisseuse, épicière, puis tenancière de bar, n'aurait pas écrit cet ouvrage ni n'aurait eu la capacité de le faire, même après avoir émigré à Paris où elle contribua à "la supercherie" avec une témérité qui laisse pantois puisqu'allant jusqu'à recevoir un prix littéraire, le Prix des Antilles, décerné par un cercle de Blancs créoles. En fait, il semblerait que l'ouvrage qui comporte deux parties, la première consacrée à son enfance début du XXe siècle et qui abonde en détails sur la vie martiniquaise et la seconde à ses amours avec un officier métropolitain (lieutenant de vaisseau) en poste à la Martinique durant la guerre (époque dite de "l'Amiral ROBERT) demeuré pétainiste malgré la défaite du nazisme, soit du pur plagiat. Plagiat des œuvres de Lafcadio HEARN, ce voyageur gréco-anglo-étasunien tombé amoureux du Saint-Pierre de la fin du XIXe siècle, pour la première partie et décalque du journal intime, intitulé Dieu est amour, du fameux officier qui l'avait offert à son amante, pour la deuxième. Plagiat réalisé par l'éditeur parisien (et ses adjoints) de la jeune femme qui, entre temps, avait décidé de s'installer à Paris.
Sauf que come l'explique A. James ARNOLD :
"Placée devant la preuve que la jeune femme écrivait à peine le français, Christiane Makward a penché en faveur de l’hypothèse d’un ou de plusieurs scripteurs qui auraient travaillé plus ou moins sous sa direction afin de donner une forme littéraire à son histoire. L’enjeu est de taille, car aux États-Unis, il est de bon ton, depuis une décennie, de placer « Mayotte Capécia », avec Jacqueline Manicom et Michèle Lacrosil, deux Guadeloupéennes, à « l’avant-garde de la littérature féministe de Guadeloupe et de Martinique."
C'est ainsi que deux chercheuses françaises, Myriam COTTIAS et Madeleine DOBIE vont publier, en 2012, un ouvrage qui va dans cette direction : Relire Mayotte Capécia. Une femme des Antilles dans l'espace colonial français (1916-1955) :
"Les deux romans de Mayotte Capécia ont divisé le monde des lettres et la culture noire parisiens lors de leur parution en 1948 et 1950. Pour certains, Capécia était la « première femme de couleur à raconter sa vie », et ses œuvres exprimaient l’authentique vision d’une femme antillaise. Pour d’autres, elle démentait l’effervescence politique de l’ère de la négritude, de la départementalisation et de la décolonisation, promouvant une vision nostalgique des Antilles et de l’Empire français. Ils ont surtout attiré la condamnation d’un jeune Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs."
Sans nier que Mayotte CAPECIA ait pu recevoir une aide à l'écriture de son roman de la part de son éditeurs ou de quelque homme ou femme de lettres, ces chercheurs tendant à accréditer l'idée que c'est tout de même bien elle qui a écrit Je suis Martiniquaise et deux ans plus tard, en 1950, La Négresse blanche. Du même coup, là où A. James ARNOLD avait vu un Frantz FANON tombant dans le panneau et dénonçant l'aliénation de la femme antillaise alors qu'il ne s'agissait en fait que des élucubrations racistes et colonialistes d'un éditeur parisien, COTTIAS et DOBIE, elles, voient plutôt un FANON machiste, beaucoup trop sévère en tout cas envers Mayotte CAPECIA.
Comment trancher entre ces deux thèses ou plus exactement hypothèses ? Au vu des preuves présentées par A. James ARNOLD, de leur matérialité plus exactement, car il compare des paragraphes entiers de Lafcadio HEARN et du journal intime de l'officier pétainiste avec des paragraphes de Je suis Martiniquaise, on ne peut qu'émettre de sérieux doutes quant à l'existence d'une CAPECIA écrivain. Mais quand on découvre que la jeune femme avait un talent pour le dessin, la peinture (le tableau qui figure au bas de cet article a été peint par elle) et la sculpture, on se dit que peut-être, elle a pu aussi apprendre à écrire de manière autodidacte. Certes, son deuxième roman, La Négresse blanche comporte de nombreuses ressemblances avec certaines parties du journal intime de son amant, l'officier français, parties qu'elles n'avait pas exploitées dans son premier roman, mais on pourrait se dire qu'elle s'en est simplement inspirée puisque Luce COMBETTE a bel et bien vécu ce que raconte Mayotte CAPECIA. On a, ou on aurait, affaire là à des romans autobiographiques dans lequel on retrouve ce thème si fréquent dans la littérature sud-américaine, celui de "la Mulâtresse tragique", déchirée entre son appartenance à deux mondes antagonistes.
Difficile de se faire une opinion, mais deux textes à relire ou à découvrir car ils font désormais partie de notre histoire littéraire et témoignent de l'esprit d'une certaine époque, l'immédiat après-guerre. A rééditer surtout...