XVè Colloque International des Etudes créoles : le Pr Corinne Mencé-Caster (Université de la Sorbonne) fait l'état des lieux des littératures caribéennes
En une semaine de séjour au pays, à ses propres frais (ceci pour les mauvaises langues "frémontiennes"), Corinne MENCE-CASTER vient de nous démontrer qu'elle garde plus que jamais le contact avec son ancienne université et son pays, la Martinique. En effet, elle a tout d'abord participé, le jeudi 27 octobre, à la Faculté des Lettres et Sciences humaines (campus de Schoelcher), à la présentation de l'ouvrage collectif, qu'elle a codirigé avec Gerry L'ETANG, publié chez Caraibéditions, "ECRIRE LA DOMINATION". Puis, samedi 29 octobre, au centre Lumina SOPHIE de Rivière-Pilote, à la présentation de l'ouvrage de Louis BOUTRIN et Raphaël CONFIANT, "DECEMBRE 2015. UNE NOUVELLE PAGE DANS L'HISTOIRE DE LA MARTINIQUE", ouvrage qui lui est dédié et qui est encore publié par Caraibéditions. Enfin, le lundi 31 octobre, elle a prononcé la conférence inaugurale du XVè Colloque International des Etudes Créoles, en Guadeloupe, conférence dont voici un compte-rendu...
***
A l'occasion du XVème colloque international des études créoles, le 31 octobre 2016, dans le cadre chargé d'histoire et de culture de la Maison coloniale de Wonche, Corinne Mencé-Caster, Professeure des Universités occupant la chaire de linguistique hispanique à Paris IV-Sorbonne a prononcé une conférence inaugurale mettant en lumière la littérature caribéenne, ses langues, ses chercheurs, ainsi que ses nouveaux défis et nouvelles perspectives.
Devant un public attentif constitué de spécialistes mais aussi de passionnés et d'amateurs éclairés des langues, des cultures et des sociétés créoles, celle que beaucoup considèrent et perçoivent affectueusement comme l'ancienne présidente de l'Université des Antilles ayant mené de courageux combats, a introduit son propos en rappelant l'état des lieux des littératures caribéennes posé quinze ans plus tôt par le Professeur Roger Toumson.
Elle s'est demandée comment ces littératures avaient évolué depuis et quelles dénominations étaient à même d'en rendre compte, avec l'irruption notamment des théories postcoloniales. Corinne Mencé-Caster a ensuite analysé les difficultés de définition de la littérature dite caribénne en examinant les déterminants majeurs qui structurent ses poétiques fondatrices et cardinales : la perception du réel comme "merveilleux" et l'esthétique du Divers. Elle a également mis en évidence les convergences de pensée et de discours qui sont survenues entre divers écrivains et penseurs d'aires linguistiques distinctes. Dans les années 30, la publication de "Ainsi parla l'Oncle" de Jean-Price Mars entre en résonance avec le mouvement de la Renaissance de Harlem, et avec la parution en 1937 du recueil poétique "Tuntún de pasa y grifería" du Portoricain Luis Palés Matos. Ces discours fondateurs précèdent et annoncent les textes majeurs qui seront publiés entre 1945 et 1955: "La música en Cuba" du Cubain, Alejo Carpentier en 1946, "Le Cahier d'un retour au pays natal" du Martiniquais Aimé Césaire en 1947, "Le royaume de ce monde" de Carpentier en 1949 et "Compère Général Soleil" du lumineux Haïtien Jacques-Stephen Alexis en 1955. Ces textes dessinent les contours d'un discours caribéen qui reconnaît comme structurant l'héritage africain et la vision du monde singulière qu'il a inspirée et qui prendra le nom, au plan littéraire de "réalisme magique", "réel merveilleux" et "réalisme merveilleux". Dans les années 1980, des convergences encore plus fortes sont à l'œuvre, avec la publication en 1981 du "Discours antillais" du Martiniquais Édouard Glissant, celle de "El olor de guayaba" en 1982 du Colombien Gabriel Garcia Marquez, et plus remarquable encore, les publications concomitantes en 1989 de "Éloge de la Créolité" des Martiniquais Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant et de "La isla que se repite" du Cubain Antonio Benitez Rojo et plus extraordinaire encore. Dans l'ensemble de ces textes qui marqueront leur siècle, et plus encore, se dégage une visée commune relative à la définition des déterminants majeurs d'un discours caribéen qui valorise une identification dans la relation, et non pas dans l'être.
La conférencière a alors rappelé comment la poétique du "merveilleux", du "baroque" et du "divers" qui s'oppose à la tension occidentale vers le rationnel et l'Un, avait permis de fonder un discours original. Cette dimension "magique" et "merveilleuse" de la réalité caribéenne est étayée par sa littérature, et ce, dans toutes les aires linguistiques: franco-créolophone, hispanophone, anglophone. Ainsi en est-il de certains textes de Jamaica Kincaid, comme "Autobiographie de ma mère". L'exil, la quête des lieux de l'origine et la mémoire ont été également interrogés par Corinne Mencé-Caster qui a ensuite engagé une réflexion sur l'avenir de la recherche sur la littérature caribéenne.
Quatre éléments se dégagent des propos de Mme Mencé-Caster:
1/ Hormis de rares analyses comme celles de Roger Toumson dans "L'Utopie perdue des îles d'Amérique" ou "Mythologie du métissage" qui ont privilégié une vision globale, peu de travaux appréhendent la littérature caribéenne dans son ensemble - la plupart s'astreignant à des aires linguistiques spécifiques. Les approches restent trop fractionnées et ciblées sur une aire précise, avec une sorte de ligne de fracture entre les études sur le domaine anglophone et les autres, peu portées sur les théories postcoloniales ou décoloniales. La conférencière alors émet l'hypothèse d'une sorte de concurrence larvée entre les grands penseurs de ces espaces qui sont souvent des écrivains et les chercheurs qui n'ont d'autre choix que de s'inscrire dans le sillage de ces penseurs, sans véritablement oser les contester. Comment concevoir l'entreprise de recherche scientifique en littérature caribéenne, lorsque, entre les écrivains et les chercheurs, les "penseurs" occupent autant d'espace? Que les chercheurs deviennent écrivains ? Cette dialectique constitue une perspective intéressante pour le futur.
2/ De fait, Corinne Mencé-Caster, établissant une analogie avec l'ouvrage de Patrick Chamoiseau "Écrire en pays dominé", s'interroge sur ce que peut être vraiment "faire de la recherche en lettres, sciences humaines et sociales en contexte dominé". Elle regrette que ce débat n'ait jamais été inscrit comme une priorité, prenant là aussi sa part de responsabilité, et que les chercheurs antillais francophones s'inscrivent, sans la questionner, dans la forme de neutralité axiologique requise par l'etablishment français, sans se poser la question de leur situation de chercheur engagé, impliqué ou neutre. Comment forger une production scientifique qui vise à décrypter les langages et les formes de la domination, lorsqu'on est un "dominé" qui feint de s'ignorer et qui attend de l'institution scientifique française, la reconnaissance de ses travaux? L'élucidation de ce paradoxe mériterait, selon la conférencière, une réflexion approfondie et constitue donc un défi à relever pour l'avenir.
3/ Autre défi d'importance: résister à la tentation du repli identitaire qui viendrait en contradiction avec la démarche de rassemblement qui a toujours prévalu chez les grands penseurs de la Caraïbe. Penser la Caraïbe, penser cet espace dans ses convergences a été un souci majeur pour les grandes figures qui en ont forgé le destin.Les générations actuelles et futures sauront-elles préserver cet héritage ou vont-elles essayer de valoriser des "pensées de territoire exigu", en valorisant les différences séparatistes plutôt que les convergences fécondes?
4/ Rappelant que la connaissance est le fondement même de la tolérance et de la solidarité, Corinne Mencé-Caster considère que l'un des défis les plus porteurs est de valoriser toutes les stratégies qui permettraient de désenclaver et décloisonner les aires linguistiques et susciter une reconnaissance mutuelle. En ce sens, la traduction des œuvres littéraires caribéennes et des grandes textes fondateurs du "discours caribéen" est une urgence, à condition qu'une épistémologie de la traduction soit mise en œuvre qui préserve la poétique fondatrice des textes de cet espace et la "surconscience linguistique" dont font preuve les auteurs qui ont légitimé les normes endogènes des modalités caribéennes des langues. Autre défi, autre perspective, qui vient s'ajouter à une interrogation plus large sur le devenir de cette littérature dans un contexte de globalisation avancé qui laisse peu de place aux poétiques qui ont jusqu'alors prévalu.
Les générations émergentes se reconnaissent-elles dans les textes fondateurs du "discours caribéen"?
Au sein de l'Université des Antilles, c'est la fusion de plusieurs unités de recherche en un seul laboratoire, le CRILLASH, qui a favorisé le décloisonnement de la recherche comme en témoigne l'exemple du chercheur vénézuélien invité, Andrés Bansart comparant la pratique de la langue chez Carpentier à l'exploration de la langue dans son épaisseur diachronique chez Césaire ou encore dans son épaisseur dialectale et diachronique chez Confiant, exemples que l'on peut même comparer au style langagier truffé d'emprunts au grec, au latin, à l'espagnol et à l'allemand de Derek Walcott.
C'est ce qui a conduit alors, la sémillante Professeure à interroger la place du chercheur antillais franco-créolophone, ses méthodes et ses concepts, en somme : Comment faire de la recherche littéraire en pays dominé? Le chercheur né en Guadeloupe ou en Martinique réflechissant sur ces littératures posées depuis un lieu d'énonciation historiquement et culturellement marqué peut-il ne pas être engagé ou impliqué ?
Après avoir été allègrement applaudie et félicitée, dans une ambiance bienveillante et conviviale (au sein de laquelle l'universitaire Gerry L'Etang a même tenu à rappeler la modestie de la communicante ayant récemment co-dirigé un ouvrage sur la domination) Corinne Mencé-Caster, a répondu aux questions diverses d'une ancienne étudiante guadeloupéenne ayant effectué son Master sous sa direction et devenue Maître de conférences à l'Université de Franche-Comté, d'une jeune chercheuse haïtienne engagée ainsi que d'un spécialiste tunisien de la littérature haïtienne contemporaine, entre autres.
Cette conférence inaugurale s'est achevée dans une atmosphère musicale au sein de laquelle chercheurs, universitaires, écrivains, amateurs et penseurs de la Guadeloupe et de la Martinique ont pu échanger.